Crise minière et émeute salutaire en plein désert. Précédée d'un sublime travelling aérien au suspens lourd de conséquences, c'est sur cette image que s'ouvre Uncut Gems nouvelle œuvre des frères Safdie. Lointain écho de l'Occident, tragique arrière plan de la modernité. Cette fameuse abjection, celle que l'on dissimule lamentablement sous un tas de cailloux et de sable rouge. Mais voilà à force d'empiler les pierres, l'avalanche gronde. Le capitalisme s'est engraissé, la mondialisation et son influence tentaculaire est maintenant inévitable. Plus que jamais alors le monde est connecté, au niveau monétaire bien sûr, les populations paupérisées d'Afrique extraient laborieusement la richesse dont jouissent les nantis d'Occident. Une sorte d’aberration sous la forme d'un patronat chinois en pleine Afrique. Car celui qui détient les billets peut s’acheter le sceptre de pouvoir. Une véritable cosmogonie se met alors en place. Une cosmogonie prenant une forme mystique, plus que le flux monétaire ce sont les âmes qui circulent et le karma qui va avec.


Déjà au centre de la spirale de Good Times où il se manifestait sous la forme d'une poisse infernale dont les personnages peinaient à s'extraire. L’appât du gain encore et toujours, mais ici dénué de cynisme et accompagné d'une certaine candeur. Presque enfantine, ces moments où le regard des personnages brillent d'une excitation espiègle, un éclat d'insouciance, ou une pupille alourdie et humide ne cherchant que le réconfort. Une douceur passagère, comète fulgurante mais éphémère. Se bâtit alors, inexorablement, l'insolvable labyrinthe, dressant ses murs un à un jusqu'à l'impasse. Dédale dont les personnages fournissent eux-mêmes les pierres, cimentant à chaque pas toujours un peu plus leur destin.


Schéma relativement éculé, que celle du personnage acculé, cherchant, souvent en vain, la porte de sortie salvatrice. Les films sur le sujet sont pléthore, usant de structures et astuces dramatiques maintes fois similaires. Tirant son héritage de la tragédie grecque, où les rouages implacables du destin et par extension du scénario, referment ses mâchoires et broient lentement le protagoniste. Se cache aussi fréquemment un acte fédérateur du malheur, un pêché originel, géniteur de la chute à venir. Howard ne cesse de vouloir déclencher l'étincelle, bousculer le premier domino. Sorte d'enfant qui, pris par la fièvre de jouir du jouet nouveau, ne peut s'empêcher de le briser.


Prenant place dans le milieu insulaire des diamantaires. Un univers que les Safdie connaissent bien (leur père ayant exercé cette profession) et retranscrivent avec une précision homologue. Gestes, apparences, expressions, réseaux, tout y est, tout est connecté et cohérent, poussant le vice en incluant de véritables diamantaires au sein de la fiction. Le film nous narre les déboires d'un joueur patenté dans sa quête pour s'extirper du tourbillon cauchemardesque de dettes dans lequel il est plongé. Cependant le bougre semble avoir dégoté la bonne affaire en la présence d'une étrange opale. Fameux conte westernien de la pépite maudite, condamnant le sort du malheureux mineur qui en échoue.


Adoptant une certaine esthétique du cinéma intimiste hérité de Cassavetes ou plus récemment des frères Dardenne on est enchaîné au point de vue d'Howard, accouchant littéralement de la caméra. Le cordon ombilical, invisible, restera toujours harnaché à notre poignet. L'attachement au personnage, malgré sa profonde vacuité, vient de cette compagnie constante. On partage son intimité, dans ses doutes les plus noirs, ses euphories les plus exaltantes, jusqu'au voyeurisme érotique d'un placard. Filmé en majorité à l'aide d'objectifs longue focale, la profondeur de champ est extrêmement resserrée, laissant peu de place aux respirations. Couplée à des mouvements d'appareil inhabituels pour des focales aussi longues, un sentiment de traque permanent est palpable. Un étau constamment enroulé autour du cou d'Howard, susceptible de s'étrécir à tout instant.


Toutefois l'immersion mise en place ne se limite pas au rôle de compagnon de route intime. Le spectateur est contraint d'embrasser totalement le point de vue et l'univers mental du joueur pathologique. Une introduction en forme de transe constante, un état quasi-amniotique dans lequel nous plonge la musique de Daniel Lopatin. Une nappe agréable au rythme apaisant que même les gorilles d'Arno ne pourront perturber. Une vie réglée sur le hasard, où les conséquences n'ont finalement plus tellement d'importance face à la spirale d’adrénaline. Complètement enfermé dans un monde d'apparats illusoires et de tentations envahissantes. Ébloui, tel un moustique à sa lanterne, par les reflets factices de l'orfèvrerie. Un moustique plutôt carnassier au vrombissement agaçant, trompe assoiffée de billets et vecteur de virus infectieux. Car tout grand personnage tragique, jamais ne chute seul.


Une dimension viscérale qui naît aussi de ce curieux mélange entre mysticisme et trivialité. La pierre sera au choix un vulgaire caillou clinquant, juste bon à vendre à des stars en manque de bling-bling, ou bien un puissant talisman, au pouvoir de séduction sans commune mesure et potentiel miraculeux mystérieux. La mise en scène cultivant ce pouvoir de fascination, mettant en place un rituel de l'ordre du sacré presque mythologique, où l'on retire du corps d'un poisson ce scintillant minéral.


Sur la surface, des lueurs vertes et rouges tirant sur le fluo, aux accents presque surnaturels. Une gemme dont on ne sortira, en réalité, jamais vraiment. La photographie du film épousant son anatomie, kaléidoscope hypnotique de reflets scintillants et éblouissants, où se mélangent le vert pomme et le rose bonbon. Lien fusionnel avec le personnage, illustré par la transition du minéral à l'organique. Car Howard en fin de compte, pourrait être associé à cette opale brute pleine de promesses et de potentiel, mais jamais polie à sa juste valeur.


Davantage qu'un film d'une tension extraordinaire, Uncut Gems nous fait ressentir comme rarement auparavant la frénésie du jeu. Josh Safdie l'a avoué, il est lui-même joueur, heureusement bien entouré par une présence fraternel protectrice. Un cas contraire à celui d'Howard dont l'entreprise d'auto-destruction confine presque à l'acharnement suicidaire. Urinant allègrement sur le concept de confiance. Atomisant ses relations qu'elles soient professionnelles ou intimes. Réduisant la figure humaine, à de simples équipes sur lesquelles miser. Et pourtant tout cet égoïsme témoigne d'une farouche volonté d'indépendance. Sorte de spartiate de la loose luttant contre les innombrables dettes. Les Safdie le savent bien le spectateur prendra toujours le parti de l'opprimé. Cependant Howard est loin d'être un pessimiste, ne mettant genoux à terre que lorsque tout semble perdu, se jetant sur toutes les occasions aussi maigres soient-elles pour relancer les paris. Une indépendance qui s'exprime par le style vestimentaire du bonhomme, sorte d'agrégat aléatoire d’accessoires bling bling, de vêtements de luxe à la marque ostentatoire. Howard ne dégage aucune appartenance à une mode particulière si ce n'est la sienne. Sorte de pie à figure humaine, dérobant n'importe quoi ayant un minimum de brillance, mais surtout labellisé luxe.


Une vacuité qui reflète celle de l'ère Trump à l'heure où celle-ci semble sur le point de s'achever. Une culture du vide jumelle à Spring Breakers, où le tout à l'argent, au paraître toc mais flamboyant est roi, le culte de l'image allant de paire avec celui de la réussite. Le film s'achevant peu après l'apparition du personnage de Wayne Diamond (qui joue son propre rôle), sorte de version américaine de Karl Lagerfeld, dont le nom reflète la pompeuse personnalité. Ancien styliste devenu millionnaire, élitiste, bourgeois narcissique aux manières vaniteuses, mais avec une touche de vulgarité à l'américaine. L'apparence étrangement similaire au cher président actuel, face boursouflée, sourire carnassier et bronzage artificiel en guise de signature. La cruelle ironie étant que ce lubrique vieux beau séduisant Julia aurait parfaitement pu être Howard si le destin lui avait accordé une vingtaine d'années supplémentaires.


Démodé, semblant constamment en décalage avec son époque et son entourage, Howard dégage par instant une grande mélancolie. Sublimé par l'interprétation de Sandler, dont le regard hagard, parfois rêveur ou exalté témoigne d'une innocence pas immédiatement évidente. Pas une bonté de cœur, mais simplement une absence de morale ou d'opinion hautaine sur le monde qui l'entoure. Appartenant à une communauté juive, visiblement encore très attachée aux traditions, l'homme n'aura aucun mal à s'intégrer à la communauté noire aisée de New York. Sans que jamais l'on ne décèle dans le regard la présence de jugement, de quelque nature qu'il soit.


Personnage romantique par son exaltation pour le jeu, on ne perçoit aucun cynisme de la part des Safdie. Un profond amour doublé d'une fascination pour ces excentriques à la vie survoltée. Une attitude de vie qui reflète en partie celle des cinéastes, à la méthode souvent guérilla de tournage dans la rue ou d'inclusion, à l'improviste, d'éléments réels dans la fiction. Dix longues années consacrées à ce projet, une dévotion entière au cinéma qui se transforme en culte voué à l'amour du jeu. Une passion qui telle une tumeur cancéreuse contamine tout, jusqu'à sa vie familiale. Cellule familiale d'une profonde vacuité, dont Howard pousse toujours un peu plus le délitement. Et pourtant à l'instar d'une machine à sous, de manière maladive, Howard ne peut s'empêcher de remettre une pièce pour relancer la machine, ranimer la flamme depuis longtemps éteinte. Par amour ? Oui, celui du jeu.


Car si l'empathie est grande, l'issue du personnage bonne ou mauvaise ne laissera que peu d'émotions. Le spectateur le sait Howard n'arrêtera jamais, frôler la ruine et la mort ne fait qu'amplifier l'addiction. La pathologie devient réflexe. L'ivresse consumériste à son sommet, où la consommation frénétique ne suffit plus. Jouir de la jouissance, flamber à tout prix pour exister, quitte à finir carboniser. Emporté par les flux sauvages du capitalisme, les jeux sont fait et la roue est définitivement lancée, Howard nous entraîne dans son manège infernal. Et pourtant on ne pourra jamais le détester totalement, tant l'hystérie et la passion pure et juvénile dont il fait preuve nous happent totalement. Car Howard malgré sa folie a réussi son pari, entraînant tout sur son passage, nous faisant goûter nous aussi à l'effrayante, et pourtant, terriblement délectable, volupté du vide.

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le 17 févr. 2020

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