Une certaine posture
« Drôle d’objet ! » peut-on entendre en sortant d’une séance d’Under the silver lake. Pour sûr, les films comme lui sont rares, extra-ordinaires (au sens premier). De ceux qui ne racontent pas vraiment une histoire, qui ne cherchent pas la justesse de l’instant, ou que sais-je … Mais qui paraissent comme s’activer sur un autre plan. Ici, on s’efforcerait plutôt de bâtir une sorte de gros système de signes, parsemé de situations ponctuelles, qu’il est à nous d’interpréter. Voilà donc un certain cinéma, qui s’adresserait en particulier à l’intellect.


Cela, je ne l’ai pas immédiatement compris. Si on s’imagine se laisser porter par ce film, tranquillement niché au creux de son fauteuil, on se retrouve vite dérouté. Car rien n’accroche, sinon la cocasserie des situations qui étonne, fait rire parfois.
Peu d’empathie pour Sam, un personnage principal désincarné (on n’en sait pas long sur lui), qui en plus d’être blasé et de tabasser des gamins, agit selon des raisons souvent impénétrables. C’est ainsi qu’il se lance dans les intrigues rocambolesque du film sans motivation particulière : un jour, cette fille qu’il espionnait à travers des jumelles et dont il venait juste de faire la connaissance, se volatilise. Il décide alors de tout mettre en branle pour la retrouver, jusqu’à risquer sa vie, davantage préoccupé par la quête elle-même que par son objet. Enfin quand même, c’est sûrement par obsession du secret qu’il se lance, guidé par un désir irrésistible de dévoiler des mystères qui s’amoncellent ; mais j’ai le sentiment que tout ça ne provient en fait que d’un ennui profond. La vie de Sam paraît bien vide. On ne sait trop à quoi il occupe ses journées – d’ailleurs il est capable de tout lâcher pour sa quête sans devoir rendre aucun compte. Ses amitiés sont anecdotiques, ses « amours » dépassionnées – il couche pas formalité, tout en regardant la télé… Bref, il n’est pas très attachant.


Donc on n’est pas entraîné. C’est après un bon moment (1h30 peut-être bien), à me demander ce que je foutais là, que je finis par changer de posture. Redressé sur le siège, je commençai à faire des liens, sollicitant ma mémoire, lançant des hypothèses. Et là, toutes ces fulgurances, qui ressemblaient à de l’esbroufe, commencèrent à s’articuler. « Tiens, ce film a peut-être bien un projet… »


Matière à penser
Une fois pigé par quel posture le prendre, il faut se poser les bonnes questions au sujet du film : mais que fabrique-t-il ?  Et que me montre-t-il du monde ?


Car ce fut là ma première pensée à sa sortie, celle d’avoir vu un film bien ancré en 2018. C’est d’abord la première œuvre, que je vois, s’attaquant franchement à l’engouement actuel pour les théories du complot – qu’elle (dé)figure d’une façon remarquable (peut-on la qualifier d’expressionniste ?), en étirant la chose au bout du bout, jusqu’à créer des monstres.
Je pense à la manière de Lynch qui, par exemple, figure la paranoïa avec des personnages de commanditaires omniscients, soit le nain de Mulholland Drive ou Duncan Todd dans Twin Peaks 3 – interprété d’ailleurs par Patrick Fischler, qui joue ici un dessinateur complotiste. Ce détail n’est pas anodin, puisqu’il ne s’agit pas du seul point commun avec Lynch : il me semble que le Hollywood portraituré ici se rapproche beaucoup du sien, mais aussi de celui de David Cronenberg (Maps to the stars). Cet Hollywood décadent, mortifère, inconsistant et gangrené par l’argent, dont le film fait le tour (et c’est un véritable bus tour ! qui passe par les lieux les plus originaux, grottes, lacs, observatoire, villas, etc. ; c’est un florilège), mais qu’il garde toujours en ligne de mire : la colline aux neuf lettres réapparaît inlassablement, comme interrogée encore et encore. On finit par réaliser : « mais oui, qu’est-ce que c’est que ce truc, Hollywood ? »


C’est en tous cas quelque chose qui fait froid dans le dos. L’envers d’un monde enchanté… qui pue la mort. Car la seule trace de stars hollywoodiennes qu’on verra, c’est une collection de moules, c’est-à-dire des « masques pré-mortuaires » – brr, cette image glaçante de Grace Kelly, éteinte… Ne restent que les actrices ratées, qui deviennent escort-girl ou s’enorgueillissent de la célébrité éphémère d’une pub. Et s’il reste l’esprit des grands films d’Hitchcock, Vertigo et Fenêtre sur cour, c’est sans le vernis glamour des années 50. La morbidité contenue de ces films apparaît franchement, il n’y a aucune poésie à observer ses voisins à travers des jumelles. Tout apparaît cru via cette image numérique ultra-piquée. Bref, ça ne fait plus rêver du tout.


Mais le pire dans ce monde-là, c’est qu’on tue les chiens ! Ces animaux si simples, qui nous donnent « un amour inconditionnel » – ce que Sarah fera remarquer à Sam à la fin. Là-bas, les chiens doivent rester cloîtrés, contraints de « faire dans leur litière », comme s’y résigne une voisine. « Beware the dog killer » résonne alors comme une mise en garde, prophétique tant elle est répétée et affichée partout.


De bric et de broc
Mais devant quoi le film nous met-il en garde ? Peut-être devant ce que produisent tous ces fantasmes ? Ce à quoi mène la fiction qu’on applique à une réalité qui nous ennuie, qu’on ne comprend pas ? C’est bien l’objet des théories du complot : simplifier l’immense complexité grâce à des fictions qui relient tout. Et le film se construit comme elles ! Les coïncidences s’enchaînent, et de signe en signe, des pistes se tracent naturellement, livrant leurs explications absolues ; mais absurdes. C’est le délire complotiste qui s’incarne, tout fonctionne du premier coup : une pochette d’album dévoile un code secret menant à un plateau d’échec superposable à une map de Mario, elle-même superposable à une carte de L.A., etc.
Et Sam, galvanisé par ses découvertes, ne prend jamais le temps de réfléchir à ce qu’il se passe vraiment. Sa compréhension du monde ne se forme que de bric et de broc. Il ne se remet jamais en question (son ami blasé, fan de Nintendo et de drone, le fait peut-être pour lui, quand il constate que, si sa génération se passionne tant pour les secrets, c’est du aux jeux vidéos).


Car que découvre-t-il au final ? Que des riches s’enterrent eux-mêmes, en marge ? Mus par le seul désir d’une orgie éternelle. Qu’un compositeur absolu avait en fait écrit toute sa (pop) culture ? Que tout est machination ? Ou qu’il n’y a rien à comprendre ?
Ce qu’il obtient concrètement avec ce grand détour, c’est en fait de pouvoir observer son propre appartement depuis la terrasse d’en face… Pas sûr qu’il s’agisse là d’une prise de recul finale sur lui-même. Une étrangeté durable s’installe, en tous cas.


C’est donc un film patchwork, fait de signes hétéroclites qu’on peut interpréter à sa guise, pour monter soi-même, comme le personnage, sa tambouille conspirationniste. Cette forme de récit éclatée me rappelle fortement Twin Peaks 3, encore. Assistons-nous au développement d’une nouvelle forme de film ? Ou suis-je tellement influencé par l’enthousiasme pour TP3 que j’en finis par surestimer un exercice de style ? Car je ne peux pas me départir d’un certain agacement ressenti durant tout le film… Peut-être à cause de cette mise en scène assez prétentieuse. Et puis qu’est-ce que c’est long ! Revoir les mêmes symboles, les mêmes références appuyées, encore et encore, c’est lassant.


En tous les cas, ça donne à réfléchir. À celles et ceux qui auront lu jusqu’au bout : qu’en pensez-vous ?


(Merci à Claire, Ariane et Garance pour certaines clés de compréhension !)

Alexcovo
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le 25 juin 2018

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