Hors du temps et de la réalité, des ombres s’agitent entre ombre et lumière, dans une tempête infernale d’images où s’égare la conscience. Âmes vagabondes isolées dans la pénombre, empruntant les sentiers de l’inconnu et du mystère, s’écrit une nouvelle page de leur histoire, une page folle.


Avez-vous déjà touché à l’essence du cinéma ? L’avez-vous déjà perçue ? Ressentie ? Approchée ? Peut-être que oui, peut-être que non. C’est toujours assez difficile à déterminer. Mais, ici, nous en sommes probablement très proches. Laissez-moi vous raconter une petite histoire. Celle d’un obscur et très vieux métrage japonais qui a failli disparaître pour de bon. A sa sortie, Une page folle ne réussit pas à conquérir les foules. La narration du film est tellement nébuleuse qu’un raconteur d’histoires était missionné pour l’expliciter. Pendant quarante-cinq ans, le film disparut de la surface de la Terre. Jusqu’à ce qu’un jour, par hasard, son propre réalisateur le retrouve chez lui, alors qu’il l’avait oublié, soit dans un bac à riz dans son grenier, soit dans la cabane de son jardin où il l’avait enterré. L’histoire ne le dit pas clairement, mais toujours est-il que c’est un heureux hasard qui le ramena à la lumière. Une folle histoire pour Une page folle, qui est devenu un objet cinématographique des plus fascinants à étudier.


Le spectateur qui a besoin de repères et d’assembler les pièces du puzzle pour se rassurer ne pourra ici que trouver angoisse et incompréhension. Car il serait tout à fait vain de chercher une cohérence dans la narration d’Une page folle, si l’on peut réellement parler de narration. On ne peut, cependant, pas parler d’absence totale d’histoire, car le film de Teinosuke Kinugasa en raconte une. Mais ce qui est tout à fait intéressant et particulier ici, c’est la manière dont elle est racontée. Que l’histoire ne soit pas l’élément central du film, conditionnant son déroulement et l’expérience du spectateur, mais qu’elle devienne bien un élément annexe à cette expérience. Car il est tout à fait envisageable d’apprécier et de vivre ce film sans avoir été capable de deviner l’intrigue racontée.


Une page folle est un film d’une puissance visuelle assez inouïe, s’avérant très en avance sur son temps, prenant de court le spectateur plus d’une fois. Ces tournoiements, ces angles de caméra, ces chorégraphies, cette ambiance… Il est impossible de catégoriser Une page folle, tant le film contraste avec les standards de l’époque. Il ne s’agit pas de dire que le cinéma muet était avare en termes de projets audacieux, bien au contraire d’ailleurs, comme on peut par exemple le constater en France avec des films comme Le Brasier Ardent (1923). Mais il s’agit plutôt de constater qu’Une page folle est l’un des plus anciens films de cette sorte. Il n’a pas besoin de mots ni de narration pour transmettre des émotions, pour parler de folie, il est la folie lui-même. Par le montage, par les cadrages, par les acteurs, par les lumières, Une page folle imprime les émotions sur pellicule et leur donne vie à travers le medium cinématographique, venant, quelque part, combiner les théories soviétiques à propos du langage cinématographique, et la puissance évocatrice de l’expressionnisme allemand.


Une page folle est un pur moment de cinéma. C’est l’expression d’un langage cinématographique puissant qui s’affranchit de toute narration. Une folie visuelle et sensorielle qui témoigne d’une réelle volonté d’éprouver les possibilités du cinéma, d’expérimenter, de s’aventurer sur des sentiers encore jamais explorés, à l’image de cette époque où le cinéma, encore jeune et fougueux, ne s’imposait pas de limites et cherchait toujours à apprendre. Le spectateur devient acteur, hypnotisé par un déluge visuel multipliant les prouesses et les innovations. Si Teinosuke Kinugasa poursuivit sa carrière en suivant des standards plus classiques, il a, avec Une page folle, ouvert une porte vers l’inconnu, donnant naissance à une oeuvre cinématographique fascinante et captivante qui, fort heureusement, est parvenue jusqu’à nous grâce à un heureux coup du sort. Une expérience sans pareille, qui nous fait toucher à ce qu’il y a de plus brut et essentiel dans le cinéma.

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le 11 mars 2019

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JKDZ29

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