Premier film de fiction sur le double attentat perpétré par Anders Behring Breivik en 2011, Utoya, 22 juillet est une expérience à part entière. Une immersion au coeur du massacre qui coûta la vie à 69 jeunes. Une mise en scène radicale qui après m’avoir pétrifié n’a cessé de revenir m’interroger.
Filmer la mort
J’ai longtemps hésité à parler de ce film, car je n’arrivais pas à me détacher de cette question : « A-t-on le droit ? ». Le droit de mettre en scène la mort de personnes dont les proches portent peut-être encore le deuil ? La question s’est posée avec d’autant plus de violence qu’Erik Poppe a fait le choix d’un plan-séquence unique pour son film. Pendant les 72 minutes qu’a duré le massacre la caméra filme en continu les visages terrorisés, les corps qui tombent et l’angoisse de la mort envahissant l’espace sonore à chaque détonation. Un procédé rendant l’illusion d’un temps réel parfait, sans effet spécial et sans musique.
Un film ultra-réaliste donc, qui tente de nous faire comprendre ce qu’on pu vivre les victimes. Enfin presque… Erik Poppe a pris soin de construire une sortie d’urgence pour son film. Au tout début, avant les premiers coups de feu, Kaja (le personnage principal) s’arrête devant la caméra et nous regarde droit dans les yeux. « Vous ne comprendrez jamais, mais essayez, et écoutez ce que je vais dire ». En franchissant ainsi le quatrième mur, le cinéaste révèle son dispositif illusoire.
Cette révélation était, selon moi, nécessaire, et du même coup permet de répondre à la question que je m’étais posé. Oui, on a le droit. Mais alors il ne faut pas que la mise en scène de la mort et la mort elle-même se confondent. D’une certaine manière, plutôt qu’avoir le droit, Erik Poppe demande le droit de parler de cet événement à sa manière. Le réalisme n’est pas là pour lui-même, ni pour le spectaculaire, mais pour « essayer de comprendre ».
Ressentir pour réfléchir
Comprendre quoi ? L’angoisse de la mort ? La mort elle-même ? La peur ? Le traumatisme ? Ces questions peuvent se poser car elles proviennent toutes d’une sensation brute. Avant tout, Utoya, 22 juillet est une expérience cinématographique totale. En effet, le plan-séquence est parfaitement maîtrisé : la fluidité de la caméra, les déplacements des personnages, le surgissement du danger, tout se passe comme si on y était, en caméra embarquée. Résultat, on contemple une véritable chorégraphie alternée de courses effrénées et d’attentes démesurément angoissantes.
L’immersion est tellement parfaite qu’elle crée une distance avec l’événement. Sorti de la salle, à aucun moment je n’ai pensé avoir vu la réalité telle quelle. Le réalisme atteint ici un niveau qui finit par le distancier du réel. Dans cette distance, on a le droit de penser l’événement et sa douleur. Sans jamais tendre vers une compréhension totalisante, le film nous fait réfléchir sur la souffrance endurées par les victimes.
Après la mort, la parole
J’avoue, le 22 juillet 2011 j’avais 15 ans et pas la maturité pour entendre autre chose qu’une annonce radiophonique. Un drame de plus dans un pays étranger, l’événement ne m’avait pas marqué. En revanche, l’année 2015 est à tout jamais rattachée à la violence, à la mort, à l’attentat. Certes, les deux événements ne sont pas comparables à tous les niveaux. D’un côté le terrorisme islamiste de Daesh, de l’autre l’action individuelle d’un norvégien d’extrême-droite. Ce n’en sont pas moins deux attentats terroristes et à l’heure (déjà) de la mémoire la question se pose : comment filmer ces événements aujourd’hui en France ?
Un plan-séquence qui retracerait l’expérience des attentats du Bataclan ? La question même semble outrageante. Qui pourrait faire ses images des terroristes ouvrant le feu dans la salle de concert ? Qui en a le droit ? Mais sans doute que le cinéma demandera ce droit, alors, à la manière d’Erik Poppe, il faudra se poser les bonnes questions. Quand cela arrivera ? Combien de temps la parole doit-elle se taire par pudeur envers les morts ?