Les superlatifs pleuvent sur Victoria. Le plan-séquence le plus long, le scénario le plus mince, des répétitions de plus de deux mois, et tutti quanti. Le quatrième long métrage de l’allemand Sebastian Schipper est une expérience nouvelle de cinéma, par la performance déployée, 2H14 d’un film sans aucun cut, sans aucun montage, avec une part substantielle d’improvisation de la part des acteurs, le scénario ne faisant que 12 pages.


Les tous premiers plans du film font furieusement penser à Gaspar Noe, aux longs plans-séquence de ses films, mais également à la couleur psychédélique et sensorielle du début d’Enter the void.
Mais très vite, le flou se dissipe, les « beats » se précisent, et le point se fait sur une jeune fille, belle et souriante, qui danse dans un club, semble se donner contenance en entortillant ses cheveux dans un sens, puis dans l’autre, puis à nouveau dans le premier sens ; très vite, on s’aperçoit qu’elle est seule, elle se dirige vers le bar pour commander un shot qu’elle boit en même temps qu’elle avale sans grande conviction une petite pilule. L’idée est visiblement de s’amuser, mais lorsque même le barman à qui elle propose un verre reste indifférent, il ne reste plus qu’à partir.


Fraîchement débarquée de Madrid, Victoria ne comprend pas un mot d’allemand, encore moins de dialecte berlinois. C’est donc en « broken english » qu’elle va communiquer avec cette bande qu’elle rencontre à la sortie de la boîte. Une belle idée qui a une sorte de portée politique en relation avec cette Europe qui a du mal à se faire, avec une jeune migrante espagnole et de joyeux drilles allemands qui parlent tous en globish, voire en gloubi-boulga, tant il faut admettre que la diction de certains acteurs est approximative. Une belle idée également pour l’image fidèle qu’elle donne du melting-pot berlinois et des 450 000 étrangers qui y vivent, des jeunes pour la plupart.


Le parti pris est de suivre Victoria dans le moindre de ses déplacements. Les contraintes du plan-séquence ininterrompu et du temps réel étant ce qu’elles sont, le film de Sebastian Schipper souffre de quelques longueurs, notamment dans la première partie où le dispositif se met en place. Les acteurs secondaires sont assez mauvais, leurs improvisations sont assez médiocres cependant qu’ils doivent meubler les laps de temps qui leur sont impartis. Heureusement, les deux acteurs principaux, Sonne (Frederik Lau, plus subtil qu’il n’y paraît) mais surtout Victoria (interprétée magistralement par la jeune Catalane Laia Costa) portent le film à bout de bras.
Avec très peu de matière, mais sans doute beaucoup d’indications de la part du réalisateur, Laia Costa réussit la caractérisation de cette jeune Victoria, opiniâtre et idéaliste, en mal d’amitié dans une ville étrangère, prête à suivre une bande de jeunes gens inconnus sur le point de voler une voiture. Elle arrive à faire ressentir le trouble érotique qui s’installe entre elle et Sonne, le magnétisme qu’il exerce sur elle, les provocations qu’elle lance vers lui. L’apothéose de cette sensuelle partie de séduction intervient exactement au moment où le film bascule dans sa phase moins désinvolte, un moment très fort et inattendu autour d’une brillante exécution d’une Méphisto-Valse de Liszt. Un moment tellement intense, tellement sincère, que l’on ne sait plus distinguer la frontière entre les personnages et les acteurs.


Le film ne manque pas de scories, celles d’une œuvre qui se sait unique et quasi-expérimentale. La prouesse coûte que coûte prévaut par rapport à une vraisemblance et une crédibilité, et la naïveté de Victoria qui est prête à aller très loin pour un jeune homme qu’elle connaît depuis moins d’une heure fait sourire. Certaines situations frisent le rocambolesque, mais Sebastian Schipper est suffisamment habile pour nous avoir harponnés depuis belle lurette.


Le film est également une ode à Berlin, un personnage à part entière, une ville reconstituée sur la longueur d’une rue : Friedrichstraße, entre les quartiers de Mitte et de Kreuzberg, sur un périmètre réduit centré sur Checkpoint Charlie. Tout un symbole. La caméra du norvégien Sturla Brandth Grøvlen semble poursuivre à la fois Victoria et Berlin, mais un Berlin inhabituel, loin des clichés : une boîte de nuit, un toit, un café bio, un parking souterrain, une banque, un hôtel de luxe, le tout dans le clair-obscur du petit matin. Totalement neutre donc, mais totalement Berlin. Comme disent les personnages du film : « nous sommes le vrai Berlin ».


Fascinant par son dispositif technique, Victoria est un film empreint de vérité. Pour arriver à son résultat, Sebastian Schipper et sa très grande équipe n’ont tourné « que » trois fois, la troisième prise étant évidemment le film. C’est très peu, et laisse la place encore à beaucoup de fraîcheur de la part de ces jeunes acteurs. Comme tous les cinéastes, comme tous les artistes, Schipper a cherché à produire quelque chose de nouveau, et on sent nettement que son but n’est pas d’être cité dans le livre des records, mais d’expérimenter cette chose nouvelle, ce « one take » que personne n’a encore réussi à réaliser dans ces proportions, et que l’allemand par l’habileté de sa mise en scène a maîtrisée sans roublardise aucune, tout en réussissant à mettre de la vie dans ce récit. Un film plutôt réussi donc, qui pourrait bien devenir l’outsider de cet été…


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Bea_Dls
7
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Créée

le 10 juil. 2015

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Bea Dls

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