Solitude et piété filiale dans le Japon du XXème siècle.

Au bord d'un fleuve où naviguent des bateaux d'acier, entre les fumées brûlantes et mornes des industries grisâtres des années cinquante, dans une petite maison traditionnelle japonaise, un couple de personnes âgées prépare ses bagages pour aller rendre visite à ses enfants à Tokyo. Ils sont calmes, sereins, souriants : tout le charme du confucianisme et de l'art de vivre nippon est incarné dans ces magnifiques personnages principaux qui fascinent par leur flegme et leur patience. Pourtant, il faut bien dire que la société occidentalisée est dure avec ces seniors, elle les méprise, les achète, les considère en véritable boulet ou comme un handicap social lourd. Même les petits enfants des deux grand-parents sont totalement sourds et muets à leurs existences en ne leur répondant pas. Ils restent beaux, pourtant, ces deux vieux aux visages si humbles. Même quand leurs enfants se lassent de leurs présences, et, par un affreux calcul coût-avantage, les envoient dans une station thermale : ils acceptent ce cadeau avec bienveillance, alors même que cela les fatiguera et ne se révélera pas être adapté à un couple de cette classe d'âge. Quand ils rentreront à Tokyo, on les chassera et les laissera à la nuit, dans un bar à saké pour l'un, dans un gouge pour l'autre. Ils finiront par rentrer dans leur village d'origine où décédera la grand-mère, dans une indifférence mal dissimulée, rendue invisible par le flot effroyable des égoïsmes. Seule Noriko saura se révéler être une hôte, une femme de qualité et respectueuse de la famille et des traditions, ce qui est d'autant plus surprenant qu'elle n'appartient pas à la famille de sang des deux ancêtres, mais est liée à eux par son alliance avec le fils cadet mort pendant la Grande Guerre. Ce film élégant, sobre et si sociologique nous plonge dans un Japon traditionnel dévasté par l'anomie, le libéralisme et aussi par une si naturelle exaltation de la jeunesse, si indolente et si orgueilleuse, qui oublie d'où elle vient, et privilégie le moment présent, l'économie présente, le rendement présent au respect des parents.


Dans une culture asiatique où la piété filiale a toujours été respecté comme un devoir si fondamental, qu'un manquement à celui-ci pouvait être puni de mort dans les temps anciens : le sort de ses vieilles personnes, qui représenteraient un tel coût qu'on puisse préférer les envoyer en cure thermale que les garder chez soi, est tout à fait glaçant. Dans un pays où les maisons de retraite n'existent quasiment pas, et où les personnes âgées sont laissées à la responsabilité de leurs enfants, il est terrible de voir cette solitude de ces vieilles personnes, complètement mises sur le côté, et en décalage par rapport aux nouvelles valeurs modernes : l'argent-roi, l'enfant-roi et le désir-roi. Certaines scènes sont terriblement émouvantes, notamment celle de la conversation des trois vieux hommes au bar, devant leurs verres de saké, qui confessent la honte qu'ils ont de la réussite médiocre de leurs enfants, et en même temps qui leur pardonnent leurs insuffisances. Tandis que les enfants méprisent leurs parents, ces derniers sont déçus des enfants. Yasujirô Ozu filme ici une véritable fracture générationnelle, et il le filme très simplement, par des plans courts, montés à la hache, avec des dialogues pendant lesquels les acteurs regardent le spectateur dans les yeux, sans aucun mouvement de caméra, et le tout s'enchaînant très bien non sans quelques très petites ellipses. La bande-son elle même est très réussie, et tout cela me donne envie de me renseigner davantage sur l'anomie et la solitude des vieux au Japon, et encore plus de regarder ce cinéaste Ozu qui filme simplement pour dire le complexe.

PaulStaes
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le 14 août 2018

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Paul Staes

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