Watchmen : analyse d'un chef d'oeuvre raté

États-Unis, 1977. Une loi interdisant aux super-héros d'exercer est votée suite à une grève de la police et aux émeutes qui s'en sont suivies. Après une ère de plusieurs décennies sous leur regard vigilant, capes et masques doivent être mis au placard.

Même endroit, 1985. Nixon enchaîne les mandats comme on enfile les perles. La Guerre Froide bat son plein et l'Amérique est sous la menace constante d'une attaque nucléaire soviétique pouvant déclencher à tout instant une Troisième Guerre mondiale. Ce qui les retient : Jon Osterman, plus connu sous le nom de Dr Manhattan, un savant victime d'une expérience scientifique malheureuse, doté de pouvoirs quasi-divins.

Dans cette réalité alternative, le monde danse une valse effrénée avec l'Apocalypse. Pourtant, certains Gardiens veillent encore. Rorschach continue dans l'ombre de combattre le crime malgré les lois. Et lorsque l'un des leurs est sauvagement assassiné, il tentera de rassembler les Watchmen pour découvrir qui est le meurtrier. Une entreprise nécessaire car il se dessine un complot pour les discréditer et les éliminer un à un.

Bienvenue dans l'univers sombre et torturé de Watchmen - Les Gardiens.

Imaginé par le scénariste Alan Moore, Watchmen nait sous les coups de crayon de Dave Gibbons et est publié entre septembre 1986 et octobre 1987 à raison d'un chapitre par mois (soit douze chapitres). Ces chapitres sont réunis de 1987 à 1988 en six tomes et chaque tome porte le nom d'un des Watchmen.

Plusieurs particularités sont notables tant sur la forme que le fond : l'utilisation de la première personne pour conter l'histoire, les neuf vignettes par page privilégiant les formats verticaux, une narration non-linéaire due aux nombreux flash-backs dépendant de plusieurs points de vue et permettant d'éclairer les évènements présents, une histoire de pirates s'entremêlant avec la trame principale se déroulant parallèlement à celle-ci car issue d'une histoire qu'un des personnages secondaires se plait à lire, jusqu'au chapitre consacré à Rorschach (tome 3) construit comme un palindrome. Et puis il y a les héros, aux antipodes de la vision que les autres productions leur conféraient. Torturés, psychotiques, amoraux, vieillissants, névrosés, sexuellement perturbés, corruptibles, ou encore en proie au doute, ils sont surtout plus humains que jamais.

Une richesse et une profondeur sans nul autre pareil qui permit à Watchmen d'être encore à ce jour le seul roman graphique à être entré dans le Top 100 des "Meilleurs romans de la langue anglaise depuis 1923" du Time Magazine, de recevoir le prix du meilleur album étranger au Festival international de la BD d'Angoulême en 1989, et d'être la première bande dessinée à recevoir le prestigieux prix Victor Hugo en 1988. Excusez du peu ! Mais plus encore, Alan Moore donna aux côtés de Frank Miller un nouveau souffle au genre, le comic-book manquant singulièrement de maturité en ce temps.

Il faut dire que Moore est loin d'être un novice en la matière. D'abord illustrateur dans les magazines musicaux Sounds et NME où il produisit des strips underground, il comprend bien vite que son avenir n'est pas dans le dessin et décide dès 1979 de prendre la plume. Après le succès retentissant de V for Vendetta en 1983, DC Comics dit "banco !" et engage fissa Moore pour revisiter la série de comics Swamp Thing à la demande de son créateur Len Wein. Nouveau succès pour Moore.
Il écrit par la suite plusieurs scénarios pour d'autres titres de DC Comics, posant sa griffe sur Superman, Green Arrow, et surtout Batman (Batman : The Killing Joke réalisé avec Brian Bolland en 1988). Mais c'est sans conteste avec Watchmen qu'il se fait un nom au sein de la société, son oeuvre dense et complexe marquant les esprits de milliers de lecteurs américains élevés au milieu de la course au nucléaire, en pleine Guerre Froide. Toute uchronie que le roman graphique soit, il eut un impact sans précédent au point qu'on le considère aujourd'hui comme le meilleur comic-book de tous les temps. Il était donc logique qu'Hollywood finisse par faire les yeux doux à DC Comics pour en obtenir les droits...

À la fin des années '80, une première tentative d'adaptation cinématographique est mise en chantier. Sous la houlette du producteur Joel Silver, le projet aurait dû se voir concrétiser grâce aux mains expertes de Terry Gilliam, heureux papa du mémorable Brazil, avant que tout deux ne jettent l'éponge, le premier faute de financement, le second faute de courage.
L'adaptation est pourtant toujours souhaitée, et Darren Aronofsky est un temps envisagé avant que les producteurs ne se retournent vers... Terry Gilliam ! Nous sommes en 1996 et Gilliam est prêt à tenter l'aventure à condition de faire un long métrage d'au moins 3H30. En face, on fait la moue. Paul Greengrass est alors contacté pour faire de Watchmen son avenir post-Jason Bourne.
Mais le projet passe sous la bannière de Warner Bros. grâce au producteur Lawrence Gordon qui négocia un accord avec la Fox pour obtenir l'attribution des droits du roman. 300 est alors en post-production et la Warner est satisfaite du travail accompli par son metteur en scène Zack Snyder. Elle se tourne donc naturellement vers lui pour accomplir la tâche herculéenne (car jugée longtemps inadaptable) d'adapter Watchmen sur grand écran. Snyder, pourtant fan du roman graphique, refuse dans un premier temps. Il a déjà assez à faire avec 300 et la vision du studio lui déplait singulièrement : un film d'1H40 à tout casser, l'action se déroulant de nos jours et la toile de fond étant le terrorisme. Et puis, le coeur finit par parler, Snyder donne son aval à condition que l'on ne trahisse ni le contexte ni l'époque utilisés par Moore, que le film soit plus long que le studio ne le souhaitait, et que le budget soit de 150 millions de dollars. La Warner finit par dire "Amen" à tout sauf sur la dernière close, le budget étant ramené à 100 millions de dollars (à titre de comparaison, 300 en a coûté 60 millions).

Trois ans plus tard, Watchmen - Les Gardiens déboulent dans les salles obscures. Verdict ?

Que les fans se rassurent, l'adaptation cinématographique est fidèle à l'oeuvre mythique d'Alan Moore et Dave Gibbons. Si certains changements sont notables, l'esprit y est et les retouches, souvent nécessaires, se trouvent être toutes judicieuses et bien pensées. À titre d'exemple, l'intrigue autour de Dr Manhattan devait voir l'intervention d'extraterrestres, et l'intrigue secondaire liée aux pirates a tout simplement été laissée de côté.

Malgré tout, compresser 12 volumes foisonnant de trésors et de merveilles en seulement 2H43 n'est pas sans dégât : la complexité des intrigues principales du roman est grandement allégée au point d'en perdre une grande partie de leur substance, à commencer par l'enquête de Rorschach à la poursuite d'un éventuel tueur de super-héros. Pas assez appuyée, la conspiration présumée n'est jamais réellement palpable et l'on sent déjà le script tendre trop rapidement vers une nouvelle trame. De même, s'il n'y a nul besoin de connaître de long en large le chef d'oeuvre originel, force est de constater que Snyder ne s'arrête pas suffisamment sur la distinction entre les Minutemen (le premier groupe de super-héros formé en 1939 et dissous en 1949, le nom de l'équipe renvoyant à l'histoire de la guerre d'indépendance et aux membres de la milice des treize colonies qui jurèrent d'être prêts à combattre dans les deux minutes si besoin est) et les Watchmen, au point que la confusion règne un long moment dans l'esprit du spectateur, peu aidé par les trop nombreux flash-backs de la première moitié du long métrage et la présence dans les deux groupes du Comédien.

Autre non-dit qu'il aurait été pertinent de souligner, l'univers des Watchmen a de particulier qu'il prend à contre-pied les autres univers où super-héros et super-vilains font partis du quotidien des êtres humains. Ici, seul Dr Manhattan dispose de super-pouvoirs, à savoir un contrôle absolu sur la matière au point d'être à même de lire les évènements à travers le temps. Les autres ne sont que bien équipés, habiles, agiles, intelligents, costauds, ou tout au plus experts en arts martiaux. Pas de force surhumaine donc. Et pourtant, le premier combat où l'on voit Le Comédien se défendre dans son appartement sous-entend l'inverse. Idem avec le combat final, où le bad guy éjecte comme bon lui semble les deux adversaires lui faisant face.

Et c'est bel et bien là que l'on touche du doigt le principal problème de Watchmen - Les Gardiens, inhérent à la mise en scène tape-à-l'oeil de Zack Snyder : on est toujours dans le "too much", sur tous les plans du film. Les combats sont violents à l'extrême, et si cela donne des scènes de pugilat jouissives, l'écart avec l'univers devient trop important et l'incohérence guette. De plus, si la plupart des grands cinéastes ont compris que les effets spéciaux devaient être sollicités pour le bien du film, trop rapidement Snyder met le film au service des effets spéciaux. En résulte une grande démesure dans l'emploi des images de synthèse durant la seconde moitié du film, qui plus est pas toujours en harmonie avec la première au point de créer un choc entre deux esthétiques disctinctes dans le même métrage. La séquence se déroulant sur Mars illustre parfaitement ce propos, elle est la quintessence d'une fuite incompréhensible des prises de vue réelles.
Si la qualité des effets visuels est éblouissante, on déplorera néanmoins que le personnage du Dr Manhattan, créé entièrement en images de synthèse par le biais de la performance capture, ne soit pas plus impressionnant. Il est au mieux autant réussi que La Torche dans Les 4 Fantastiques, ce qui n'est pas vraiment un compliment.

Ne boudons pas notre plaisir pour autant et faisons fi de cette surrenchère qui, bien que gênante, n'altère en rien les qualités intrasèques au roman graphique et à la patte de Zack Snyder. À commencer par les nombreux clins d'oeil au cinéma hollywoodien, en particulier la séquence culte d'Apocalypse Now sous fond de Chevauchée des Walkyries de Richard Wagner, convoquée ici dans une relecture très "watchmenienne" avec en lieu et place des hélicoptères un Dr Manhattan atomisant du Vietcong. Des références comme celle-ci, Watchmen - Les Gardiens en est abreuvé jusqu'à plus soif pour le plus grand plaisir des cinéphiles.

On peut également apprécier le fait que la violence propre à la vision de Moore soit parfaitement restituée dans le long métrage, sexe et violence étant le parfait reflet de la décadence du monde devant lequel nous faisons face non sans raison puisque les connivences avec le nôtre sont légions. Un miroir tendu vers le spectateur usant du pantomime "Et si..?" face à des évènements réécrits qui auraient pu avoir lieu. Car si l'oeuvre est complexe, elle n'en est pas moins excitante. Et la part de réflexion qu'exige Watchmen à sa lecture se retrouve dans son adaptation sur grand écran. Plus que nécessaire, ce visage à multiples facettes est essentiel. Sa présence est donc salutaire, car Watchmen - Les Gardiens n'aurait pas été Watchmen sans. On savourera par exemple la présence d'une scène comme celle où Le Comédien tente de violer Sally Jupiter là où d'autres l'auraient mis à la trappe. On regrettera par contre que le thème central symbolisé par un smiley revenant de façon récurrente ne soit davantage explicité. Un smiley matérialisant tout simplement le sens de la vie dans le chaos de l'univers et donnant plus de poids au "It's a Joke !" d'un Edward Blake face à son destin.

Snyder voulait coller au plus près au matériau de base, et pour ce faire, il n'hésita pas à faire comme pour 300 en composant son storyboard à partir des planches de dessin de Gibbons. Une fidélité qui se ressent jusque dans les dialogues, aussi savoureux qu'incisifs. Entendre Rorschach dire : "None of you understand. I'm not locked up in here with you. You're locked up in here with me !" est en tout point délectable.
Il faut dire que le casting, bien qu'inégal, est aussi l'un des nombreux points forts du film, et pas seulement grâce à Zack Snyder ou à Kristy Carlson, sa directrice de casting. En effet, la surprise vient de Jackie Earle Haley, impressionnant dans la peau de Walter Kovacs alias Rorschach. Sa voix granuleuse imprègne le film tout du long, et l'absence du personnage à l'écran devient très rapidement une véritable tourmente. Jeffrey Dean Morgan, un temps échappé de la série à succès Grey's Anatomy, n'est pas en reste non plus. Sa prestation du Comédien est en tout point magistrale et confirme le talent de ce comédien, déjà lumineux dans Live ! et Un mari de trop. Si Malin Akerman en Spectre Soyeux et Patrick Wilson incarnant Le Hibou soutiennent la comparaison, c'est déjà beaucoup moins le cas concernant Matthew Goode alias Ozymandias, pourtant personnage ô combien essentiel dans la mythologie Watchmen. On regrettera également le manque d'inspiration de Carla Gugino, plus en verve dans l'adaptation de Sin City.
Pour la petite anecdote, des acteurs comme Joaquin Phoenix, Jude Law, John Cusack ou encore Tom Cruise avaient exprimé le désir d'incarner le personnage du Hibou, tandis qu'était envisagé un temps Simon Pegg dans la peau de Rorschach. L'attribution du rôle de ce dernier a par ailleurs une bien jolie histoire, puisqu'on murmure que bien avant que Snyder n'établisse le casting du film, des fans sur internet avaient envisagé les interprètes idéals où Jackie Earle Haley étaient selon eux le parfait Rorschach, influant sur la décision finale du cinéaste. On remerciera donc les internautes pour ce choix plein de bon sens.

Le réalisateur déclarait récemment que "si, au final, Watchmen est considéré comme une bande-annonce de 2H30 pour le livre, ce sera ma plus belle récompense". Qu'il se rassure, c'est le cas et bien plus encore. Il n'y a qu'à admirer le générique de début, sidérant, ou s'étonner du choix de la bande originale, décalée mais encrée à l'époque, pour s'en convaincre. Si Gibbons s'est déclaré impressionné par le travail accompli pour donner vie au roman graphique, il y a fort à parier qu'Alan Moore restera indifférent, comme il l'a toujours été avec les adaptations cinématographiques de ses oeuvres. Il aurait tort, car pour une fois, un cinéaste a réussi à respecter tant l'univers que l'esprit malgré les nombreuses imperfections propres au format et au zèle de Snyder. Mais après tout, tant que nous, nous y trouvons notre compte !

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le 19 mai 2012

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Kelemvor

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