Dès le prologue, Depardieu, qui n'est pas encore Devereaux, s'adresse à de faux journalistes pour exposer sa version du "Paradoxe du comédien": s'il a accepté ce rôle, explique-t-il, c'est parce qu'il hait les hommes politiques. On s'attend donc à un portrait à charge et le film peut l'être si l'on choisit de ne voir que sa surface ordurière, que Ferrara travaille par couches successives pendant la première demie-heure : putes et crème chantilly d'un côté, râles de jouissance de Devereaux de l'autre, auquel Depardieu donne une allure et un langage de porc. Pourtant, le paradoxe ne fonctionne pas tout à fait: dès que l'on découvre Devereaux dans son bureau, entouré de "secrétaires" qui le massent et sont éventuellement disponibles pour d'autres tâches, le personnage n'est pas présenté comme haïssable: alors qu'un de ses conseillers lui explique très sérieusement que son plan de campagne va commencer et qu'il va falloir bientôt songer à prendre un garde du corps, Devereaux est ailleurs, il a déjà "oublié les plans" comme il le dira plus tard à sa femme. Déconnecté du rôle qu'on prépare pour lui, Devereaux n'est déjà plus dans la sphère politique, tout ce qu'il veut, c'est vivre en monstre, comme Jordan Belfort dans "Le Loup de Wall Street".
La comparaison avec Scorsese s'arrête pourtant là car "Welcome to New York" est loin d'avoir le rythme effrené du "Loup de Wall Street", c'est plutôt, une fois les orgies de Devereaux consommées, un bad trip. Construit en trois parties assez distinctes (jouissance - prison - réglement de comptes, dans tous les sens du terme), le film joue remarquablement sur le plein et le vide, le chaud et le froid. Sa première partie offre un tableau de décadence bien plus proche du "Caligula" de Tinto Brass que de Scorsese et lorsque la femme de chambre noire apparaît dans la suite de Devereaux, celui-ci est déjà rassasié et il ne peut que "se branler dans sa bouche". La fatigue est déjà inscrite dans le fait divers, dont le film ne fait volontairement pas grand chose: la scène tant attendue est aussi la plus ratée. Ce que l'on voit, en revanche, c'est que Devereaux n'en peut plus.
La dernière partie du film donne l'impression de saisir le personnage dans cette fatigue de vivre que l'on ressentait par moments dans "4h44 Dernier jour sur terre". Mais "4h44" était un film plein de bonne conscience, où Ferrara, via le personnage de Cisco, voulait regarder la fin du monde à New York lucidement, ne plus halluciner sa ville comme à l'époque de "King of New York". Le film racontait comment un homme décidait de ne pas donner rendez-vous à son dealer quelques heures avant la fin du monde, la rédemption y était encore possible. "Welcome to New York" est aussi un film de fin du monde, mais sans perspective de rédemption. Pour personne. "No one is to be saved", lance Devereaux à son psy. Et pas plus que Devereaux, nous ne serons sauvés, on le comprend par ce plan très beau où Ferrara reprend une image d'archive montrant un groupe de femmes noires en train de remonter dans un bus après l'annonce de l'abandon des poursuites contre DSK. Sur les pancartes qu'elles portent, on peut lire "we are not property". Sauf que ces pancartes n'ont servi à rien, le procès est perdu. Fin de toute justice, de tout idéal, de toute démocratie, à laquelle le monologue de Devereaux donne une ampleur hallucinante, digne de Victor Hugo, moment de lyrisme absolu où l'homme fatigué semble parler à la ville et se souvient de l'étudiant pur qu'il était autrefois, des idéaux qu'il a portés: "Je ne peux pas revenir à ce bienheureux temps", conclut-il.
Si la vérité l'emporte finalement, selon la version donnée par Devereaux (et avec quelques millions de dollars de plus), le "We win Darling" qu'il adresse à sa femme avant qu'elle ne le quitte est une antiphrase bouleversante car le roi de New York a tout perdu: femme et putes, respectabilité et carrière. Devereaux, seul, attend sur une chaise que quelque chose finisse, que quelqu'un s'adresse à lui. Ceux qui iront jusqu'au bout du film et feront l'effort d'y voir autre chose qu'un objet ignoble, seront peut-être étonnés, comme moi, par la beauté de cette dernière scène, qui, loin de marquer une rédemption, ramène simplement le personnage du côté des hommes. Retour de l'humain et peur de n'être plus rien. "What do you think about me?", demande Devereaux à une femme de chambre, comme s'il voulait encore s'entendre dire qu'il est encore quelque chose. "You're nice", répond simplement la femme de chambre. "Thank you", dit-il. Depardieu peut alors regarder la caméra, le film est fini.
Malgré ses faiblesses, assez évidentes dès la première vision (acteurs en roue libre parlant un anglais approximatif, scènes d'orgie parfois complaisantes), "Welcome to New York" est un film qui a su délester le fait divers sordide qui lui sert de base de tout son poids tragique (la "catastrophe", le "désastre", ce sont les mots des autres, pas ceux de Devereaux) pour situer la tragédie ailleurs: dans la conscience de ce qu'un homme n'est plus et dans la certitude, qui se creuse en lui, que rien ne pourra le sauver, ni l'argent, ni la jouissance. "No one is to be saved".