[Article contenant des spoils]


Plutôt sollicité pour incarner des personnages extrêmes comme le prédicateur de There Will Be Blood, Paul Dano surprend par la douceur de sa réalisation. Violence il y a, mais c’est une violence rentrée, qui n’explosera que brièvement à la fin du film.


Tout passe par le regard d’un adolescent, Joe, un prénom qu’on lui a donné pour qu’il puisse être « n’importe qui ». Il voit le couple parental se déliter. Le déclencheur ? La perte par le père de son emploi dans un golf, où il était traité en larbin. Sursaut de fierté de celui-ci lorsque le club vient le rechercher le lendemain : non, il ne retournera pas travailler chez ces gens. Mais c’est trop tard, quelque chose semble brisé dans le couple. Un mécanisme mystérieux à l’oeuvre ronge le couple, irréversible comme dans Le Mépris.


Mystérieux aussi, le ressort qui pousse Jeanette dans les bras d’un vieux concessionnaire automobile guère appétissant, mais riche : la motivation financière n’est pas assez annoncée pour servir d'argument explicatif. Cette interrogation ne dessert pas pour autant le film à mes yeux. Puisque son mari part au feu, acte irrationnel car dangereux et mal payé, elle répond par une décision tout aussi insensée, expression de sa liberté : prendre pour amant un type assez répugnant, avec son bide, son arrogance et son cigare (mais aussi capable d’une parole profonde, lorsqu’il raconte l’expérience de l’avion : le film n’est pas manichéen).


Jerry comme Jeanette le font pour « faire bouger quelque chose », pour bousculer l’ordre trop rationnel des choses. Car l’auteur a voulu montrer, en regard du drame familial, une évolution des mœurs dans la société américaine : la femme se libère, en travaillant, puis en quittant le domicile familial, laissant la garde au père... ce qui ne devait pas arriver souvent à l’époque. On ne trompe plus en cachette mais au vu et au su de son propre fils ! Le rôle protecteur du mari est contesté, même si le besoin de protection revient par la fenêtre avec cet amant qui incarne l’aisance matérielle. Cette évolution, Joe en pend acte aussi à l’aide de son appareil photos. Si le thème de « l’art comme échappatoire » n’est pas assez développé (sans jeu de mots) pour être consistant, il donne lieu à une très belle dernière image, où Joe seul paraît serein au milieu de ses parents ravagés. Un clin d’oeil optimiste.


Plus gênantes sont d’autres faiblesses du scénario :
- pourquoi la femme se voit-elle proposer un emploi de maître-nageur alors qu’on lui avait d’abord dit qu’il n’y avait rien pour elle ? Par compassion, puisqu’elle a dit que son mari aussi cherchait du travail ? Mais la secrétaire a l’air d’être tout sauf une âme charitable...
- comment Joe peut-il ne pas connaître l’âge de sa mère ?!
- pourquoi y a-t-il eu un « malentendu » à la fin, alors que la situation d’adultère était bien réelle (arrangement amiable ? rien n’est dit là-dessus et là, c’est davantage une faiblesse) ?
- étrange, la mère qui annonce son arrivée par courrier pour le lendemain (il faut être sûr de son coup, surtout à l’époque où la rapidité de l’acheminement n’était nullement garantie), de surcroît à son fils, sans consulter le père !


Quelques maladresses donc, tout comme l’incendie de forêt grossièrement réalisé à l’aide d’effets spéciaux. Ou le jeu outré de Carey Mulligan. Mais là n’est pas l’essentiel. Ce que veut montrer l’auteur, me semble-t-il, c’est la tension intérieure que peut ressentir un adolescent. Tension bien rendue par le visage « expressif dans la retenue » de Ed Oxenbould (au physique proche de Paul Dano) d’une part. Mais aussi par trois belles scènes :
- toute la scène du dîner : où il voit sa mère danser, puis où il assiste au baiser de Miller à sa mère, enfin où il la surprend enlacée dans les bras du vieux bonhomme ;
- la scène où Joe attend le bus : des flocons se mettent à tomber, le bus arrive, couvrant Joe, lorsqu’il repart il a disparu, on le découvre un peu plus tard rentrant chez lui ;
- la scène avec son père, où celui-ci arrache littéralement au pauvre Joe la vérité sur ce qu’a fait sa mère : l’idée que « l’autre » soit venu dans sa propre maison le rend fou, ce que je comprends parfaitement (c’est comme une profanation).


Bien vu aussi la scène finale du repas à trois : elle fait écho à la scène du début, mais la mère semble à présent une étrangère.


Stylistiquement, Paul Dano fait preuve de maturité. Il sait prendre son temps : lorsqu’un événement survient, il s’attarde d’abord sur le visage de Joe, avant de nous montrer ce qu’il voit (le feu de forêt, sa mère dans les bras d’un autre... dans le premier cas, il eût pu s’abstenir, c’eût été plus fort encore). L’image est soignée : couleurs pastel, clarté des lignes, douceur de la lumière, tout cela évoque bien les années 60 (on a parlé de référence à Edouard Hooper). Ce parti pris stylistique fait la force du film, mais aussi sa faiblesse : tout en retenue, il n’a pas la puissance de déflagratrion d’un Faute d’Amour de Zviaguintsev, qui en disait plus long avec un seul plan - un enfant hurlant de douleur en silence derrière la porte de sa chambre. Mais l’âme slave est excessive, on le sait depuis Dostoïevsky ! Et cette pudeur colle bien à l’Amérique des années 60 dans ses contrées campagnardes, que veut restituer Paul Dano. Cohérent, donc.

Jduvi
7
Écrit par

Créée

le 6 janv. 2019

Critique lue 189 fois

1 j'aime

Jduvi

Écrit par

Critique lue 189 fois

1

D'autres avis sur Wildlife : Une saison ardente

Wildlife : Une saison ardente
Peachfuzz
7

This is America.

Après nous avoir emballés au fil de ses performances d’acteur (Little Miss Sunshine, There Will Be Blood, Prisoners, Swiss Army Man), Paul Dano présentait son premier film à la Quinzaine des...

le 5 oct. 2018

18 j'aime

Wildlife : Une saison ardente
Caine78
4

Pas de feu sacré

J'étais presque conquis d'avance : bande-annonce prometteuse, le talentueux Paul Dano passant pour la première fois derrière la caméra, un sujet sensible, l'ambiance si particulière des 60's... Et...

le 26 déc. 2018

17 j'aime

Wildlife : Une saison ardente
Fleming
8

Garder un souvenir des jours heureux

Le problème n'est pas de savoir qui, du père Jerry, 37 ans, ou de la mère Jeanette, 34, a tort. Le problème, c'est que Joe, leur fils unique, 14 ans, les aime également, qu'ils étaient heureux tous...

le 20 déc. 2018

16 j'aime

6

Du même critique

R.M.N.
Jduvi
8

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

le 6 oct. 2023

21 j'aime

5

Gloria Mundi
Jduvi
6

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

le 4 déc. 2019

16 j'aime

10

Le mal n'existe pas
Jduvi
7

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

le 17 janv. 2024

15 j'aime

3