Peut-on dire d'un film qui nous a ennuyé à tel point que nous nous sommes battu pour ne pas nous endormir devant, que c'est précisément parce qu'il est ennuyeux qu'il est beau ? Winter sleep pose ce problème, car en sortant de la salle, le public est unanime sur deux choses : c'est ennuyeux à en mourir, et ce n'est pas mauvais du tout.
Nuri Bilge Ceylan ne filme plus, ainsi qu'il le faisait dans Il était une fois en Anatolie, les longs trajets des voitures sillonnant les routes dans la nuit. Ce n'est plus un cinéma disciple de celui de Kiarostami, et même au contraire : s'il fallait mettre Winter sleep sous l'égide d'un cinéaste, ce serait sous celle de Bergman. En témoigne la peinture des caractères à travers des scènes dialoguées interminables entre Aydin et sa sœur ou sa femme. Portrait intellectuel, portrait affectif, portrait moral : les personnages sont pris sous tout angle et font l'objet d'analyses longues, lentes, redondantes, toujours à travers le verbe, jamais à travers les actes.
D'un film contemplatif, nous attendons en général une abondance de paysages, avec force travellings et panoramiques donnant une vision totale d'une nature unique. Winter sleep est ainsi bâti, mais les paysages sont les personnages et les travellings sont changés en champ / contre-champs. Ce que le spectateur contemple, ce sont les paroles, les mots, la posture des personnages. Les personnages sont cernés à l'instant d'une déchirure, d'une remise en question de soi : moment de métamorphose idéal pour définir un homme dans la complexité de sa nature. C'est à ce processus que le film nous propose d'assister pendant plus de trois heures. Pour le spectateur, il s'agit là d'une position foncièrement inconfortable, car il lui est nécessaire de résister à ce flot surabondant de paroles, à cette peinture épaisse et longue des personnages, à cette stagnation narrative, à cette succession de blocs de dialogues. Mais à l'issue de cette fresque, nous avons touché les personnages dans la force de leur singularité, nous avons compris l'évolution à laquelle ils ont été soumis. En cela au moins, soyons reconnaissant au film de Bilge Ceylan, puisqu'il a l'honnêteté de ne pas cacher le vide d'une histoire par l'excitation de l'action : son histoire, si ténue soit-elle, prend une densité et un intérêt véritables dans la langueur de la narration et dans la finesse extrême des personnages.
Placés en regard de cette intention fondamentale (la contemplation des personnages par le verbe), les scènes de poésie silencieuse apparaissent prétentieuses, lourdement symboliques, et ajoutant une inutile couche de gras sur un film qui comprend déjà une épaisseur certaine. Nous pouvions, par exemple, aisément nous passer de l'agonie d'un cheval, d'un renard ou d'un lapin. C'est peut-être, paradoxalement, dans ce que le film présente de contemplation « commune » qu'il connaît ses plus grandes faiblesses.
Winter sleep tient en somme une place importante dans le cinéma « contemplatif », dans la mesure où sa manière d'être muet et observateur, c'est de donner place prépondérante au verbe.
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le 25 mai 2014

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