Dans sa volonté de tutoyer les grands maîtres qui l’ont inspiré, Nuri Bilge Ceylan construit un univers esthétique à la beauté irréprochable et s’empare d’un site géographique aux accents mythologiques pour dépeindre une histoire humaine complexe, mais bute sur une trop grande frontalité du discours et des symboliques peu innovantes (l’ancien acteur qui joue un rôle dans sa propre vie, le riche vivant dans son immense demeure surplombant un village miséreux, la libération du cheval).

La sensation de cloisonnement vécue par les personnages est partagée par le spectateur, progressivement privé de la promesse d’ouverture des paysages grandioses et primitifs de Cappadoce par la suprématie accordée aux séquences d’intérieurs. En effet, Winter sleep se résume plus ou moins à une succession presque ininterrompue de séquences de dialogues dans un lieu restreint, cadrées et éclairées avec une maîtrise certaine. Ces logorrhées explicatives aux accents psychologisants ou philosophiques constituent une évidente matière à réflexion, embrassant les thèmes les plus variés de l’existence humaine, tout autant qu’un linceul étouffant et poussiéreux dans lequel le film a parfois tendance à se complaire. Cette ligne directrice, véritable mécanique fondée sur une répétition de situations semblables (deux ou trois personnages qui échangent dans une pièce), ancre Winter sleep dans un système formel peu inspiré et peu inspirant, qui se repose platement sur une alternance de champ/contrechamp un peu scolaire.

En voulant prétendre à l'universel, Bilge Ceylan brasse large et opère par accumulation: il aborde des thématiques imposantes, voire carrément passionnantes (le gouffre qui sépare l'idée que l'on se fait d'une personne et ce qu'elle est vraiment, l'altruisme comme palliatif à son propre ennui de vivre) avec un sens peut-être un peu trop appuyé de la "grandeur" qui, selon les sensibilités, suscitera fascination ou ennui. Tout au long des joutes oratoires qui se succèdent, chaque personnage met en lumière les failles de son interlocuteur, mais se révèle incapable d'identifier (et encore moins d'admettre) les siennes. La volonté de dépeindre des personnages complexes à l'aune d'une mosaïque de sentiments contradictoires ne saurait néanmoins faire oublier la dimension trop écrite et trop peu suggestive de l'ensemble. Bilge Ceylan décrit un univers de personnages déchus, prisonniers, tour à tour lucides (souvent envers les autres) et aveugles (la plupart du temps vis-à-vis d'eux-mêmes), mais au final sans mystères pour les spectateurs qui les contemplent. Ainsi, malgré un portrait plutôt juste de l’humain dans toutes ses contradictions et sa difficulté d’être qui trouve un écho singulier en nous, le film ne recèle aucune zone d’ombre : chaque trait de caractère, chaque souffrance, chaque situation finit par y être commenté, décortiqué à l’extrême.

C’est à cette dimension exclusivement explicite et littéral que le cinéaste doit son plus flagrant échec. Winter sleep dit plus qu'il ne donne à imaginer, expose plus qu'il ne sous-entend. C’est d’autant plus regrettable que son auteur semble maîtriser à la perfection l’art de la mise en scène, seulement ici il ne fait pas suffisamment confiance dans la puissance du cinéma. Bilge Ceylan ne rechigne cependant pas à quelques touches d’humours bienvenues qui, en même temps de faire sens, évitent au film de sombrer dans la prétention auteurisante.

A l’issue d’une séquence interminable où Aydin se dispute avec sa sœur, les deux personnages, excédés, se murent dans le silence. A ce moment précis, le cinéaste, qui les filme alors dans le même cadre, laisse le plan durer. Résultat : un instant suspendu de tension pur, où le poids de l’incompréhension est écrasant. Que ne regrette-t-on pas, à l’issue de la projection, de ne pas avoir vu davantage ce genre de chose, plutôt que de longues et fastidieuses séquences dialoguées. Winter sleep reste en effet bien pauvre en imagerie évocatrice dans les interstices de ces blocs massifs qui constituent sa colonne vertébrale. Si les réflexions sur le couple dispensés par de longues discussions évoquent le cinéma de Bergman, Bilge Ceylan n’a pas la puissance d’imaginaire du cinéaste suédois. On est loin des visions littéralement inoubliables qui ponctuent les récits bergmaniens, tels qu’un char déambulant dans les rues désertes du Silence, ou le rêve du vieillard dans les Fraises sauvages.

Au final, malgré une certaine torpeur, les plus de trois heures de métrage ne constituent en aucun cas un supplice. Si les acteurs sont exceptionnels et la photographie à tomber par terre (mentions spéciales aux séquences nocturnes avec le cheval et celle au coin du feu), la Palme d'Or 2014, par-delà ces défauts évidents, ne se résume pas non plus à un bréviaire de perfection et d'austérité formelle. Sa réflexion, bien que reposant trop sur l’explicite, n’en reste pas moins viable, et la dernière demi-heure se permet même un crescendo remarquable qui relance pleinement l’attention (notamment une séquence magistrale où Nihal se rend chez les locataires pour leur faire don d’une grosse somme d’argent).
Winter sleep n’a ni le parfum mystérieux d'une nuit en Cappadoce, ni l'envoûtante opacité d'un épais manteau de neige recouvrant la montagne, mais plutôt la transparence limpide, un peu morne et trop évidente d'une pluie d'hiver, et l'immobilité imposante et rugueuse, quoique fascinante, d'un désert rocailleux.
CableHogue
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le 11 août 2014

Modifiée

le 12 août 2014

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