C'était en 1982. Je ne suis sûre ni du mois, ni du jour. Mais une chose est certaine : j'avais 10 ans.


J'avais les cheveux noirs et courts, coupés et parfumés à l’eau de Cologne, dans la cuisine, par ma mère. J'étais vêtue de vêtements propres aux couleurs trop criardes pour mon tempérament effacé. Frêle d'épaules, j'étais aussi malingre qu'une pie en pleine hiver. J'étais d'un abord farouche et maladivement timide, à tel point que je bégayais dès que je devais parler devant plus de deux personnes à la fois. J'avais une passion pour la lecture et j'avais entrepris, cette année là, de lire le dictionnaire Larousse édition 1979 en entier.


Je n'étais clairement pas la plus noble représentante de la gente enfantine. Et par je ne sais quel caprice de mon père, des cinq enfants que nous étions dans notre fratrie, je fus celle qu'il décida d'emmener avec lui.


Ce matin là, mon père me fit venir au salon avec mon dictionnaire sous le bras. J’entrais comme une souris apeurée. Il m’installa sur ses genoux et m'annonça, de son ton qui ne supporterait aucune réponse, que nous allions faire une sortie tous les deux. J'étais à cette époque (peut être encore aujourd'hui par moment) conditionnée à une obéissance aveugle, mêlée de crainte, face aux personnes charismatiques. Et mon père avec sa chevelure impeccable, sa moustache noire et son autorité naturelle était, à mes yeux, de ces personnes là.


Habillée et exhortée par ma mère à "me tenir comme il faut" je descendis fièrement, quelques kilomètres plus tard, de la voiture de mon père. Une foule impressionnante, uniquement composée d'hommes, se massait devant un immense bâtiment. Apeurée par cette marée de visages inconnues, de rires, de parler haut et d'exubérance, je m'accrochais silencieuse à l'ombre paternelle.


Je n'avais jamais vu mon père en-dehors de notre petite maison aux murs biscornus et aux plafonds bas. Je ne connaissais de lui que son regard taciturne, sa mine sombre, ses humeurs changeantes. Je connaissais l'homme impulsif et parfois violent. Je ne connaissais, à vrai dire, que le père omnipotent.


Et là, dans cette foule, je fus foudroyé par cet étranger souriant, déversant là bonne humeur, ici mystérieux mots reçus avec ferveurs. J'étais hypnotisée, malgré le froid qui mordait mes doigts, par cet homme écouté, cet homme attendu autour duquel se pressaient d'amicales et respectueuses présences. Je ne connaissais pas cet étranger.


Alors que je cherchais à fuir les mains tentaculaires de cette foule qui avaient mis en bataille ma tignasse patiemment peignée et parfumée par ma mère quelques heures plus tôt, je me retrouvais soudain nez à nez avec un homme en uniforme. Tournant la tête, je m'aperçu que la place était en fait cernée par des gendarmes aux teints clairs et à la mine ennuyée. Quand et comment étaient-ils arrivés ? Qu’avait-on fait de mal ? Allaient-ils tous nous mettre en prison ?


Je courus à travers une forêt de jambes et de mains tenant des gitanes sans filtres à leurs doigts, pour retrouver mon père et ne plus lâcher sa main.


Quand soudain, sans explication, après une longue attente, la vague se mis en mouvement. Nous fûmes littéralement happé, la foule, mon père et moi (et les gendarmes) par la porte du bâtiment qui nous attendait avec la patience dont seule savent faire preuve les pierres.


Après que mon père m'eu installé à côté de lui dans un siège qui me semblait immense, je regardais autour de moi, sentant la peur me gagner. Qu'allait-on faire ici ? pourquoi tout ces hommes s'étaient-ils assis en rang dans ses sièges ? Pourquoi dans chaque recoins, de ce qui me semblait être la plus grande salle du monde, des mains empressées apportaient des chaises faisant s'entrechoquer les pieds de métal ?


La salle s'emplit petit à petit. Bientôt les rangées de sièges rouges et les chaises apportées à la hâte ne suffirent plus à accueillir la foule qui ne cessait d'affluer dans la salle qui rétrécissait à vue d’oeil. Les nouveaux venus, se contorsionnaient à l'affût du moindre centimètre carré, s'asseyant à même le sol. Les voix, commencèrent à se faire plus étouffées. Des gorges furent raclées. Des toux furent étouffées. Mais le plafond haut rapportait, comme un indic sans scrupules, chaque cliquetis, chaque murmure dans un écho dénonciateur.


Une tempête sourde s'abattit dans mon esprit d'enfant. Je n'osais plus bouger. L'air chauffée par tous ces corps s'entassant dans un même espace, oppressait mes poumons me faisant regretter le froid qui battait la place devant le bâtiment. Je me rappelais les paroles de ma mère : « Ne pas bouger. Ne pas me faire remarquer. » Savait-elle que mon père et moi serions tenus captifs dans cette salle à demi éclairée et cernée de policiers ? M'avait-elle chouchouté et embrassé (fait rare pour être relevé) parce qu'elle savait qu'elle n'allait plus jamais nous revoir ?


Même la gentillesse inattendue et la main de mon père tenant la mienne, même cela, me paraissait suspect... Quand tout à coup, l'obscurité écrasa le brouhaha des voix, des chaises et de mon coeur.


Le silence se fit brutal et total. Ce n'est qu'à cet instant que je m'aperçu que devant nous se dressait un mur blanc... qui s'illumina.


La musique envahit l'espace. Le générique se mit à défiler. Je n'allais plus quitter la grande toile animée de mes yeux noirs jusqu'à la dernière image du film "Yol".


A la fin de la projection, les gendarmes prirent soigneusement le temps de contrôler chaque spectateur avant de les autoriser, un par un, à rejoindre le trottoir froid où l’arrivée de la nuit commençait à raccourcir les ombres. Dehors, après de fraternelles accolades, certains écrasèrent furtivement une larme, d’autres allumèrent une cigarette. Mais aucun ne pu échanger une vraie parole, invités qu'ils furent à se disperser rapidement pour éviter on ne sait quel malheur étrange.


Nous rentrâmes tard ce jour-là. Dans la maison grise, tassée entre l'étable et le verger; ma mère oeuvrait à festonner de riches napperons aux motifs végétaux, mes frères et mes soeurs travaillaient à leurs leçons, pendant que de la cuisine parvenaient des effluves de thé et de cannelles. Et alors que je retrouvais ce silence et ses parfums familiers, il me sembla que quelque chose avait changé. Je n’étais plus tout à fait la même enfant que celle qui était partie ce matin.


Nous habitions alors un tout petit village de l'est de la France. Un trou de verdure au coeur d'une province agricole. Nous étions leurs premiers "étrangers" et à l'école où nous avions appris à parler la langue de Molière, nos camarades recevaient de leurs parents la consigne de ne pas jouer avec les petits "sauvages" qu'ils nous supposaient être.


Quelques maisons abritaient des familles d'ouvriers, de paysans, ainsi que de rares notables et de riches employés travaillant de l'autre côté de la frontière. C’était un village paisible rythmé encore par le carillon des cloches et la valse des saisons. Un village où j'ai passé de merveilleux étés juchée sur des meules de foin, de superbes automnes à construire cabanes et guérites dans ses forêts; des hivers glaciales à transformer ses neiges en bonhomme et à dessiner des fleurs dans le givre des vitres.


Et ce soir-là, je me suis endormie en revoyant la scène où une soeur est exécutée à bout portant par son frère, celle où un époux porte le corps de sa femme dans la neige, celle où des hommes fuient devant d'autres hommes armés... Ce soir là, je n'ai pas compris.


Ce soir là et les autres qui ont suivi, j'ai avant tout gardé l'empreinte de la violence qu'avait capté mon coeur d'enfant. J'ai gardé l'empreinte de l'exil, de la colère et d’un autre sentiment alors inconnu à mon âme et dont je connaîtrai le nom des années plus tard : la nostalgie.


Bien des années se sont écoulées avant que je sache ce que mon père m'avait dit sans le dire. Il s'est encore écoulé bien d'autres années avant que je ne comprenne quels "chemins" avait conduit mes parents depuis cet ailleurs pour poser, entre les murs lézardés d'une vielle maison alsacienne sans chauffage, sans eau chaude ni commodités, leurs valises sans mémoire et leurs cinq enfants sans identités.


"Yol", qui signifie "le chemin", fut le tout premier film que j'ai vu dans une salle de cinéma. Le seul film que j'ai vu avec mon père.


Quelques mois plus tard mon père quitta la maison. Je ne devais le revoir que 17 ans plus tard, le lendemain de sa mort, lors de la cérémonie funéraire. Mon frère aîné, quant à lui, s'est réfugié en un lieu dont il était le seul à avoir les clefs, avant de s’éteindre il y a quelques années. Mon plus jeune frère s'est égaré dans une forêt trop sombre oubliant de semer des pierres blanches pour retrouver sa route jusqu'à nous. Les trois hommes de la famille ont pris des chemins que n'indique plus aucune carte.


La maison grise de mon enfance a été démolie, puis les terrains vendus à des promoteurs qui y ont bâtit un lotissement. Perdurent encore, malgré tout, des bouts de prairies et de sous-bois où résonnent toujours nos courses aux iris sauvages, notre énergie de bâtisseurs de cabanes, nos citrouilles volantes, nos parties de cueillettes de fraises des bois et l'écho de nos éternels rires enfantins.


De ma famille, seules sont restées sur le chemin mes soeurs et ma mère qui continue à faire pousser des fleurs de dentelles entre ses doigts. Ce chemin, c'est donc le seul héritage que m’ait laissé mon père. Ce chemin fait de pierres, de débuts sans fin, de voyage sans destination, d’efforts sans repos. Ce chemin, est celui des kurdes mais aussi de tous les peuples qui marchent partout en quête d’un lieu où ils pourront peigner et parfumer les cheveux de leurs enfants.


Voilà ce que mon père m’a appris ce jour-là : vivre c'est construire ou chercher sans rela^che des prairies et des forêts où les enfants peuvent grandir et rire en toute sécurité, en même temps qu'il m'apprenait que nous étions kurdes, sans jamais prononcer ce mot. Mot que ma mère prononcera trois ans après le décès de mon père, en baissant la voix comme si elle me confiait un secret trop dangereux pour être entendu par les murs.


Devais-je vous livrer une part si intime de mon histoire ? Voici une question à laquelle je ne chercherai pas à répondre.


Je vous laisse ce témoignage. Parce que c’est aussi cela le cinéma, l’art et la culture : des témoignages. Et je suis, moi, la petite fille cartographe, comme vous, un simple témoin de la beauté (parfois tragique) des chemins de la vie.


Car nous sommes tous, vous et moi, une vraie part du monde. Et à mesure que le soleil se couche sur nos existences, il rend l’ombre de nos actions bien plus grande que l’ombre de nos paroles et de nos corps vaniteux.


Agissez et aimez bien. Le reste importe si peu… ou presque.

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le 16 mai 2017

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