La déchirure ou de l'art savant de bien hurler le temps de l'assourdissant passage d'un avion

Pour bien commencer l'année, j'ai décider de parler de mon amour un poil immodéré pour 張曼玉 [Maggie Cheung] et sa carrière. Amour qui me pousse à découvrir -logiquement- ses films avec des réalisateurs renommés, également à endurer des horreurs dans lesquelles elle s'est parfois retrouvée (il faut la comprendre c'est qu'elle avait un pistolet sur la tempe, en tout cas c'est la seule explication qui me semble imaginable), mais aussi parfois, sans prévenir, sans rien attendre d'un film, souvent quasi-inconnu en France d’ailleurs (en tout cas à l'heure où j'écris cette bafouille ce film n'a que 7 notes sur Sens Critique, une vraie tristesse), à avoir des surprises particulièrement belles. 不脱袜的人 [A Fishy Story] est de cette dernière catégorie.


C'est d'autant plus une surprise que le réalisateur, 陳友 [Anthony Chan] est bien plus acteur que réalisateur (il joue d'ailleurs dans ce film), et en allant me renseigner un peu sur le peu de film qu'il a réalisé, je me disais que sa carrière me semblait très anecdotique pour dire le moins.
Cependant dès l'introduction de ce film avec un montage photo sur cette très belle musique bien connue (et servant de bon accompagnement pour cette critique), le décors d'A Fishy Story se plante et l'on peut observer une réelle ambition qui tranche avec mon niveau d'attente original et mes vilains préjugés.


En effet le film se déroule en 1967, à ce moment Hong-Kong voit beaucoup de ses habitants connaître une vie difficile économiquement. Au même moment un sentiment nationaliste Chinois monte à Hong-Kong menant à de fortes manifestations pro-maoïstes anti-colonialistes (pas pour rien qu'à peine quelques années plus tard les films avec 李振藩 [Bruce Lee] seront aussi nationalistes). Seulement Anthony Chan fait son film en 1989, les difficultés économiques subsistent au sein d'une partie de la population Hongkongaise mais les Hongkongais sont devenus plus mitigé vis à vis de la République Populaire à cette époque pour dire encore une fois le moins. La date de la rétrocession est fixé depuis 1984 et malgré l'ouverture et les réformes, l'ombre de la répression de Tiananmen pèse dans l'esprit des Hongkongais qui commencent pour certains à penser à l'idée de migration et notamment voient les États-Unis avec espoir (1).
C'est particulièrement le cas du milieu cinématographique Hongkongais (dès cette époque 吴宇森 [John Woo] aurait pensé à son départ aux États-Unis et plus les années passeront plus ils seront nombreux à être attirés par Hollywood) (2), milieu que l'on retrouve beaucoup dans A Fishy Story.


La romance du film -certes contenant des ficelles mélodramatique Hollywoodiennes assez convenue j'admets- exprime assez littéralement ces troubles identitaires.
Huang (Maggie Cheung) se retrouve ainsi déchirée. D'un côté Kung (鍾鎮濤 [Kenny Bee]) représente ce milieu pauvre d'où elle vient aussi (exprimé avec un humour burlesque et de screwball comedy plutôt bien senti), les deux en étant à quasiment devoir se vendre pour s'en sortir. Elle s'attache à lui presque par accident car pour elle un amour comme celui-ci est synonyme d'une vie difficile, d'autant plus dans ce Hong-Kong se rapprochant peu à peu de la Chine continentale représentée par cette foule de manifestants pro-maoïstes (d'ailleurs même si leurs méthodes sont clairement dénoncées dans le film, ils sont finalement montré comme tout aussi désespérés que Huang et Kung, d'autant que les méthodes de la police de Hong-Kong pour les maîtriser ne sont pas montrée sous un bien meilleur jour).
Par ailleurs Huang ne supporte pas cette condition et a développée une attirance profonde pour le cinéma, la célébrité et Hollywood, représentant un espoir d’ascension sociale flamboyante. Un rêve, même si du point de vue du spectateur cela ressemble plus à un mirage. Décrit avec un humour assez impitoyable (notamment dans une scène assez marquante où le film vire à la comédie musicale), comme un milieu brutal où Huang se retrouve comme un bout de viande face à des requins lui faisant des promesses qui n'engagent que celles qui y croient. Pour le spectateur comme pour Kung, cet écran de fumée est une impasse évidente, mais pour Huang le mirage est si beau. Il lui faudra un électrochoc aussi violent que la mort de sa mère et une Qipao (Et la Qipao va si bien à Maggie) comme seul héritage pour qu'elle commence seulement à se mettre à hésiter.
Il est intéressant d'ailleurs de noter comment Anthony Chan va mettre lors d'une scène très esthétisée les rêves des pro-Maoïstes dos à dos avec ceux de Huang, ainsi elle se retrouve à brandir religieusement son passeport et son billet pour les États-Unis, là où eux brandissent leur petit livre rouge.


Deux rêves antagonistes, deux impasses, pour une déchirure identitaire insolvable. En tout cas au moins à l'époque de ce film.


Toutefois cet écartèlement entre un mirage Américain et une épée de Damoclès Chinoise, au moins dans le monde du cinéma Hongkongais s'est révélée assez juste. Nombre de réalisateurs Hongkongais aux États-Unis ont subi des revers, le rêve s'est même avéré être un très sale mirage dans certains cas (évidemment en disant cela dur de ne pas penser à l’expérience difficile, pour redire le moins, de 徐克 [Tsui Hark]) et face au lent déclin de l'industrie du cinéma Hongkongaise beaucoup se sont retrouvés à faire des films en Chine continentale. (3)


Il faut aussi à mon avis réellement saluer le jeu de Maggie Cheung (et là ce n'est pas mon amour un poil immodéré qui parle mais bien mon objectivité absolue bien connue), du début à la fin elle réussit très bien à porter les enjeux du film. Kenny Bee est par ailleurs ici loin d'être mauvais, une nouvelle preuve après notamment le magnifique Shanghai Blues que quand il veut il peut jouer de manière tout à fait correcte, mais c'est sans commune mesure avec Maggie (désolé Kenny Bee mais on ne peut lutter face à l'objectivité véritable).


C'est donc un film qui capte avec brio et de manière assez belle une certaine époque, un certain état d'esprit, une certaine déchirure identitaire propre à Hong-Kong et ses habitants, une déchirure qui n'a cessé de s'aggraver et/ou de se complexifier avec le temps. A Fishy Story c'est aussi et surtout une perle certes imparfaite, mais avec une Maggie au top de sa forme, donc aucune raison (mais vraiment aucune) pour que tu ne cherches pas à le voir au plus vite par tout les moyens (ou de le revoir, si par hasard tu me lis en faisant partie de ce cercle de chanceux l'ayant déjà vu).


(1) Si tu veux aller plus loin, petit conseil de quelques lectures qui abordent ce sujet des troubles identitaires Hongkongais : Il y a la thèse de Nashidil Rouiai sur les rapports entre cinéma Hongkongais et soft power Chinois, l'ouvrage de Chu Yingchi (pour les anglophones) autour des troubles identitaires dans le cinéma HK, « Hong-Kong cinema : colonizer, motherland and self », mais aussi les nombreux papiers autour du phénomène Bruce Lee et de la symbolique du nationalisme exacerbé de ses films.


(2) Le critique Leonard Haddad affirme que dès la fin des années 1980 John Woo aurait songé à partir aux États-Unis.


(3) Pour aller plus loin Nashidil Rouiai aborde le sujet du déclin de l'industrie cinématographique de Hong-Kong dans sa thèse en donnant en plus pas mal de sources sur le sujet, mais il y a également le livre d'Arnaud Lanuque sur le polar et les films de triades Hongkongais qui aborde cette question ainsi que ses vidéos youtube de qualité sur « le cinéma Hongkongais est-il mort ».

Noe_G

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