Ressentir le temps. Avez-vous déjà ressenti le temps ? Pleinement. Au point de vouloir y réchapper. Pourtant on n’échappe pas plus au temps qu’à l’espace, ce tout cosmologique qui nous condamne à l’inintelligible. L’inatteignable intellectuel du cosmos crée alors en nous tous ce vertige paradoxal : l’infini est prison. Et cette prison est depuis l’apparition du temps et – donc – de l’espace en expansion exponentielle. L’énergie noire qui en est responsable ira jusqu’à nous déchirer, nous, la matière. Telle est la destinée universelle. Explicitement scientifique mais aussi purement et violemment poétique. Il semblerait que c’est ce qu’a saisi le jeune réalisateur américain David Lowery. Celui-ci dépeint en une fresque lente et hypnotisante la fatalité soudainement visible d’une âme errante. En cela il crée l’effroi ultime, celui qui révèle notre place à tous dans ce magma de connaissance inconsciente.


La réminiscence d’une anecdote mystérieuse et poétique, la mort soudaine d’un être aimé, la désolation inéluctable et nécessaire du temps qui esseule : une histoire de fantôme.


Tout part d’une idée simple : et si l’on racontait l’histoire d’une âme errante qui porte un déguisement d’Halloween d’un enfant de cinq ans ? Lorsque nous pensons costume de fantôme – en occident du moins – nous pensons à ce drapé blanc troué à deux endroits côte à côte pour y laisser une visibilité. Puisque cette vision incarne « le fantôme » dans l’imaginaire collectif alors celle-ci servira de base à un récit plus profond. Et pourquoi pas ?


Si le concept initial peut paraitre casse-gueule, la mise en scène dans sa globalité arrive à nous faire vivre cette traversée initiatique et métaphysique qu’est A ghost story avec brio.


Faire ressentir le temps donc, telle est la lourde et délicate tâche dont s’est endossé le metteur en scène. Ce dernier choisit le ton de la mélancolie, de la langueur, pour traiter d’une quête purement métaphysique. Le rythme est lent, la lumière douce. On ne voit que des fragments de vies, qui ne sont – on l’apprendra plus tard – que des extraits d’un tout cosmologique bien plus grand. Il joue sur le visible, l’invisible, le palpable et l’impalpable. Il y a des choses dans ce long métrage que l’on voit mais que l’on ne devrait pas, et certaines que l’on ne voit pas mais que l’on aimerait. Parce que « voir c’est savoir » croit-on en tant que spectateur. Là est toute l’erreur : on peut sensiblement savoir sans voir. Ou plus précisément on peut sentir – ou même prédire, mais on y reviendra. Ainsi le personnage de Casey Affleck semble sentir cette énergie d’un autre plan qui le pousse à rester dans sa maison. Il s’agit alors de déchiffrer de quel ordre est cette énergie.


Comment ne pas tomber dans l’absurde et le ridicule lorsque l’on raconte l’histoire d’un mec qui se balade sous un drap pendant 1h15 ? Risqué en effet, mais réussi ! Certaines scènes auraient pu vriller au sourire moqueur mais réussissent à tenir sur le fil sensible de la justesse. On pense notamment à cette séquence où notre fantôme adresse une salutation de la main à un fantôme voisin. Ce dialogue d’un autre plan qui nous est rendu visible par David Lowery et son équipe nous surprend mais nous touche. La thématique de la mort est pesante, et la peur innée que l’on a envers elle ne nous quitte pas ; elle nous pousse même à sentir la détresse de ces êtres spectraux. Le montage ne s’attarde pas sur la scène, l’intrigue reste suffisamment évasive pour nourrir le mystère de cette traversée qu’est le film. Une traversée. Il semblerait que c’est de cela dont il s’agisse. Chaque atome qui compose ce que l’on connait est de passage, et appartient à une traversée plus large. Mais ce passage est-il régit par une finitude ?


Le film nous octroi le droit de nous distraire, nous sommes face aux séquences comme face à un chemin qui se construit sous nos pieds mais qui s’avère avoir toujours été devant nous – ou bien derrière ? Le choix du ratio 1,33:1 et de son vignettage léger dans les quatre coins ne permet pas à l’œil du spectateur de se perdre dans une horizontalité trop vaste, mais bien de se concentrer sur un aperçu de ce qu’est l’être humain au milieu d’un temps qu’il essaie de saisir. Il n’y a pas de folie des grandeurs mais bien une poésie de l’instant. La brume rôde tout du long comme un rappel que l’invisible nous suit et qu’il peut cacher ces secrets qui nous composent. Le directeur de la photographie Andrew Droz Palermo capte les mouvements des personnages tout en fluidité. Il n’a pas peur du zoom – si méprisé et incompris ces derniers temps, puisqu’autrefois utilisé avec abus – car il sait l’utiliser à bon escient, avec intensité, précision et légèreté dramatique. A première vue on pourrait même croire que le métrage a été enregistré sur pellicule film tellement la douceur du détail et des couleurs est empreinte à sa photographie. Et non ! Cette histoire a bien été captée sur disque dur – une restriction budgétaire de la production sans doute, comme c’est tristement le cas pour beaucoup de films aujourd’hui. Les plans deviennent instantanément emblématiques et se glissent dans notre inconscient après avoir marqué nos rétines.


En vue de la thématique abordée dès 12 minutes de film, à savoir la mort d’un personnage principal, on pourrait croire à un récit froid et larmoyant, mais pas du tout. Rooney Mara exprime le deuil dans toute sa perplexité, les doutes et la solitude qu’il engendre. Après un accident comme celui-ci le temps semble s’arrêter mais pourtant tout continue autour. Le film ne tombe pas pour autant dans les facilités. On n’assiste pas à l’accident, mais on le comprend en deux plans post-mortem énigmatiques et lents. On nous épargne les séquences d’effondrement de larmes et on assiste à la place à un craquage émotionnel et physique avec cette femme qui avale une tarte en une fois dans sa totalité, en plan séquence. Ce plan dont on a pas mal entendu parler par la suite semble évoquer la perte de contrôle d’un être dépassé par ce vaste cosmos. Il n’y a pas d’envie, pas d’espoir, pas de goût, pas de satisfaction. L’acte est reptilien et abandonné. Une chose est alors décidée par le metteur en scène : puisque nous n’assistons pas à toutes les étapes précises du deuil du personnage, nous assisterons à une seule de ces étapes : sa pulsion boulimique. On comprend petit à petit que nous resterons à ses côtés de sa première bouchée à la dernière. 4 minutes. La pensée du spectateur a le temps de divaguer, de se sentir mal à l’aise, de voir le plat disparaitre dans ce corps fragile, d’observer ce fantôme plus loin dans la pièce, lui aussi spectateur impotent, et de finalement ressentir le désespoir amoureux. La peur de la perte définitive du lien crée encore une fois cet effroi en nous qui nous pousse à comprendre l’animalité du personnage. Il y a des maux pour lesquels aucuns mots ne valent.


Daniel Hart signe une original soundtrack magnifique. Le film étant majoritairement silencieux, le compositeur a dû avoir l’embarras du choix quant au placement de sa partition filmique. Les accords de Little Note sont déchirants de justesse avec le propos du réalisateur. On ressent la langueur, le vide, le poids de la fatalité du temps, la subtilité mélancolique de thématiques comme l’amour ou la mort. Le ton mineur prend à la poitrine. Les sons frôlent parfois l’horrifique – au sens du genre cinématographique – ce qui permet une piqure de rappel : nous sommes dans un film de fantôme, nous parlons d’un passage entre vie et mort. Les thèmes évoluent tout au long du film, toujours en adéquation avec ce qui se raconte déjà à l’image. Au milieu de ça, la chanson I get overwhelmed nous restera en tête. Les paroles nous donne alors les premières clés de lecture : la peur de l’abandon ; le vide écrasant ; l’utilité – ou l’inutilité ? – métaphysique de nos actions ; comment donner du sens à ce qui nous dépasse : sommes-nous énergie ? Illusion ? Rêve ? Continuité ? Partiel ? Rien d’intelligible ? Tout à la fois ? Une chose est sûre nous sommes « submergés ».


Une clé de lecture c’est ce petit détail qui présente la thèse du film. En saisissant ces clés on saisit le message que le réalisateur/scénariste/monteur a voulu introduire. La clé de voûte inattendue du scénario c’est ce monologue après presque 1h de film. La scène casse les codes suivis jusqu’à lors : la maison dans laquelle on commence à se repérer se retrouve bondée de monde, une musique plus actuelle rythme une soirée, la caméra est en mouvement steadycam, et enfin – et surtout – un personnage prend la parole pendant six minutes. Au milieu de ce marasme populaire qui s’applique à oublier les grandes problématiques de l’univers, un homme décide de remettre en cause la volonté d’un personnage d’écrire un livre. Et à ce stade de ma réflexion ça n’est pas sans effort que je rédige cet écrit face à ce personnage déroutant. Et pour cause ce dernier aime à nous rappeler et à remettre en question ces grandes volontés qui motivent nos envies créatrices ; ces désirs voir ces besoins qui font de nous des créateurs. Dieu ? Les plus belles œuvres composées par Beethoven l’ont été pour Dieu. Pourtant Beethoven est mort. Tout comme nous finirons tous par mourir, exactement comme tous ceux qui nous ont précédés. Alors quel est l’intérêt, s’il doit en avoir un ?


Dans cette grande tirade nihiliste, le personnage du « prognosticator » – tel qu’il est crédité au générique – interprété par le musicien Will Oldham, nous introduit un cheminement de pensée aboutissant sur un inutilisme universel qui nous pose la question même de l’existence du film que nous regardons – et par extension donc du texte que je rédige. Si tout est voué à disparaitre, alors l’ensemble de nos actes, individuels ou additionnés, sont vains et inutiles, au sens que le dessein ultime qui motive nos actes créateurs ne peut rétrospectivement pas satisfaire nos besoins créateurs. Le créateur apparait donc comme un insatisfait éternel perdu dans une existence privée de conscience. Or cette conscience faisant de nous les êtres que nous sommes, il est difficile d’admettre de continuer à créer pour une satisfaction éternellement nulle. Il semblerait en effet qu’à l’image du monologue, l’être humain créateur s’adressant à l’univers – ou vers ce que j’appelle plus tôt le dessein ultime – n’aura comme réponse que sa disparition pure et entière. Créer ne serait qu’un monologue avec le cosmos. Voilà le cri d’alerte qu’a voulu nous adresser David Lowery !


Le « pronostic » – du verbe grec progignôskein, soit « savoir, connaitre, comprendre d’avance » – est donc que peu importe l’effort humain effectué pour entretenir une part de notre créativité – soit notre capacité à créer –, la création, la grande création, celle qui est inintelligible et inaccessible au cerveau humain, prendra toujours le dessus sur toutes les autres ; en ceci que le temps est en mouvement – à savoir en expansion – et qu’à terme il absorbera avec lui l’ensemble de la matière qu’il a engendré il y a 13,7 milliards d’années.


Le réalisateur/scénariste nous oppose ainsi à la vertigineuse réalité de la finitude, soit le négatif de l’éternité. Notre existence humaine a une finitude. Dieu – ou l’idée de Dieu –, lui, est éternel, voilà pourquoi il inspire celui qui est voué à la finitude. Ainsi le temps n’est pas fini et n’a pas de sens dans son absolu, tandis que l’humain, lui, doit apprendre à vivre dans sa finitude ; il doit écrire un livre, composer une pièce musicale, créer en sachant qu’il n’atteindra jamais l’éternité, qu’il n’aura jamais aucun impact direct sur le plan cosmologique ou divin – au sens de l’inatteignable et inintelligible. Le film pose alors la question : et si le temps était finalement atteignable, par la mort ?


Ces fantômes errants ne font donc pas parti du même plan que cette famille hispanique victime d’un « poltergeist » ou que ces jeunes américains qui viennent habiter la maison. Une maison qui, elle aussi emprunte du temps, a une fin. Mais ce n’est pas la fin de notre fantôme. Celui-ci devra voyager dans ce temps afin d’entamer son Nostos, ce fameux parcours initiatique « homérique » de retour chez soi et sur soi. Il devra s’infliger une relecture de ses actes passés dans cette maison, pour avoir enfin à nouveau accès à cette petite note, celle qui représente cette tentative naïve de laisser une trace (Doit-on alors en déduire que sur le plan de la psyché le personnage de Rooney Mara touche à l’éternel ?). Cet ultime secret salvateur qui représente l’acte de créer l’incarnation d’un souvenir, celui qui restera dans la tête du personnage comme le souvenir de cette maison. Ce secret qui s’avère au final être l’intrigue principale de cette « histoire de fantôme » ; ce secret qui porte le sens ultime qui anime le spectre ; ce secret qui une fois révélé lui donne accès à… l’éternel ?


Pourquoi le personnage de Casey Affleck comptait tellement restait dans cette maison ? À croire que son passage à l’éternel lui été tributaire de la lecture de cette note. À croire que leur amour ne pouvait se contenter de la finitude mais devait basculer vers un autre plan, dont la mort était une porte d’accès et cette note la clé.


Ce texte soulève des questions complexes de fond qui sont pourtant abordées dans la forme du film de manières très subtiles, calmes et poétiques. C’est seulement le ressenti général à la fin du visionnage et quelques éléments scénaristiques qui amènent à ces réflexions plus profondes et existentielles. David Lowery ne montre pas tout, il guide son propos par des scènes clés et prend le temps de les amener et de nous les faire vivre. Si la mélancolie embaume la substantia du long métrage, celui-ci sait proposer de belles fulgurances cinématographiques touchantes et reste l’une des plus belles découvertes de 2017.
À nos fantômes.

Florian_Morel_13
10

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste TOP 40 FILMS

Créée

le 12 nov. 2020

Critique lue 110 fois

1 j'aime

Critique lue 110 fois

1

D'autres avis sur A Ghost Story

A Ghost Story
Velvetman
7

Death Note

Après la vie, l’amour, vient le deuil. Avec l’incroyable A Ghost Story, David Lowery tente de chercher cette petite étincelle d’humanité qui survit après notre mort, à travers la tristesse de...

le 21 déc. 2017

134 j'aime

8

A Ghost Story
Behind_the_Mask
8

Ce qui reste

Un simple drap pour raconter une histoire de fantôme. Comme si nous étions revenus à l'âge de l'enfance. Mais une histoire comme aucune autre. C'est une histoire sur ce qui reste. Comme la lumière...

le 10 janv. 2018

133 j'aime

11

A Ghost Story
Alicia_87
9

Ghost in translation

Présenté en compétition du festival américain de Deauville 2017, « A Ghost story » est un film qui transcende. De portée universelle et cosmique, ce film offre une réflexion poétique sur la vie :...

le 6 sept. 2017

77 j'aime

10

Du même critique

Titane
Florian_Morel_13
1

Julia Ducournau laisse-t-elle entrer les monstres ?

Pour le public français, la promotion en cours de TITANE donne à voir : body-horror, expérimental pop-techno-arty, et plus récemment Palme d'Or. Si les deux premiers auraient suffi à faire oublier le...

le 6 août 2021

9 j'aime

Tenet
Florian_Morel_13
2

Nolan nous prend-il pour des cons ?

Tenet devait remplir les salles vidées par le peuple malade. Un peuple qui a appris à vivre avec un masque sur la gueule et à se méfier du contact avec l’autre. Définitivement un peuple malade donc...

le 2 nov. 2020

6 j'aime

1

Je verrai toujours vos visages
Florian_Morel_13
5

Cinéma réparateur

Je verrai toujours vos visages est construit sur deux arcs narratifs. Deux films en un. Un décevant, un génial. Explication. Le premier arc se repose sur la grande actrice qu’est Adèle Exarchopoulos...

le 26 mai 2023

5 j'aime