Le bonus le montre : il n'y eut qu'un homme dans l'équipe technique de ce tournage, et il fut maintenu soigneusement en dehors du hammam. On a affaire à un cinéma militant, fier de sa "sororité". Puisque le film se situe en Algérie, il y a évidemment du grain à moudre. On est, de surcroît, en 1995, période où les fous de Dieu sévissaient allègrement, le FIS venant de l'emporter dans les urnes. Pour qu'on le comprenne, Rayhana nous montre d'ailleurs un attentat dans la rue. On s'attend à une dénonciation en règle du patriarcat musulman. On ne va pas être déçu.

Le film s'ouvre sur les toits d'Alger captés d'une terrasse. Celle où Samia étend le linge, vu que cette activité est la seule tolérée pour s'exhiber à l'air libre. Mais, déjà, la vue sur Alger est encadrée par une fenêtre dans le mur, comme le niqab encadre le visage des femmes. La caméra descend un peu, observe en surplomb une autre femme dans une chambre. Il s'agit de Fatima, celle qui, à son âge, se cache encore pour fumer. Un homme la bouscule, la jette sur le lit, se défroque et la prend sur le lit. La scène est judicieusement montrée par son reflet tronqué dans la glace d'une armoire. En quelques secondes, l'affaire est faite. Glaçant.

Un très beau début, que Rayhana reprendra pour achever son film. Samia ayant été victime d'un quiproquo tragique, la terrasse n'est plus à présent occupée que par Leila, la petite nièce de Fatima. Leila incarne l'avenir, elle laisse donc un voile noir s'envoler, avant qu'une multitude de tchadors s'élèvent à leur tour vers le ciel. Chouette idée.

Entre les deux, c'est un huis clos dans un hammam. Puisque l'eau, rationnée ces derniers temps, est revenue, tout le monde s'y précipite. Le hammam est le seul lieu d'intimité pour les femmes, un lieu où, soustraite au regard et aux oreilles des hommes, elles peuvent s'exprimer. La cinéaste va en profiter pour lâcher tout ce qu'elle a sur le coeur, au travers de ses nombreux personnages.

Il y a, pour n'énumérer que les personnages principaux : Fatima, qui dirige ce hammam à la baguette ; Samia, non encore mariée à 29 ans qui rêve de séduire un "émigré" lui ouvrant les portes de la France ; Leila, petite fille traumatisée par l'assassinat de ses parents par les barbus ; Meriem, fille-mère sur le point d'accoucher poursuivie de ce fait par son frère Mohamed qui veut la tuer ; Nadia, fraîchement divorcée de son mari, militante communiste ; Aicha, belle-mère de Nadia, femme pieuse au point d'être sage femme, ce qui sera bien utile à la fin ; Zahia, ancienne amie de Nadia ayant viré intégriste et soutenant à présent les barbus. Autour, toutes sortes de femmes, pour n'oublier personne et bien représenter la société algérienne : des jeunes et des vieilles, des maigres et des grosses, des pauvres et des riches. Et des accessoires : un sac d'oranges, un dentier oublié, un téléphone cadenassé, des chaussures rouges.

Comme souvent avec les films engagés, spécialement issus de femmes musulmanes, c'est un peu le catalogue des messages à faire passer (cf. par exemple Wadjda de la Saoudienne Haifaa al-Mansour). Défilent donc : la relation ambivalente avec la France (on rêve d'y aller tout en critiquant les "émigrés" qui y sont parvenus), le paternalisme des grands frères (le personnage de Mohamed ivre de rage), les unions arrangées par des marieuses (Baya, qu'on ne verra pas), la question des violences sexuelles (l'épisode de la femme qui raconte sa défloraison à... 11 ans), la question religieuse (le Coran dévoyé, mal lu, menant à des horreurs telles que de l'acide lancé sur le ventre d'une femme), la frustration sexuelle des hommes (avec ce "coin des hommes" qu'il faut récurer chaque jour car ils s'y masturbent sous l'effet des odeurs féminines), le tabou des règles (Leila s'évanouissant à la vue du sang, probablement parce qu'il lui rappelle le meurtre de ses parents), l'absence des hommes (la femme qui entend épiler sa "forêt" pour bien accueillir son mari rarement à la maison). N'en jetez plus.

Si la plupart de ces sujets donnent l'impression de cocher une to do liste sur un mode purement théâtral, deux sont joliment traités, d'une façon bien plus cinématographique. Décrivons-les.

Après qu'une alerte à la bombe a retenti, Samia, Nadia et Zahia se retrouvent seules dans la grande salle du hammam. Samia est allongée sur Nadia, Zahia apparaissant en fond, de dos, posture érotique ne laissant que deviner sa poitrine. On parle de sexe, puisque c'est le sujet principal des conversations dans ce hammam, et de ce qu'autorise ou non le Coran. Zahia écoute, l'air de rien. C'est la grande confusion, on mélange la Bible et le Coran. L'orgasme est-il permis aux femmes ? Le mot n'existe même pas en arabe, nous apprend le film ! La masturbation est-elle licite ou non ? D'après cette progressiste de Nadia, oui, sans aucune doute. Samia, qui pense avoir obtenu la main de l'homme de ses rêves, décide d'utiliser une dernière fois la sienne pour se donner du plaisir, aux toilettes. "Heureusement qu'il y a les mains" lâche-t-elle. Pendant ce temps-là, Zahia se lave le sexe, d'une façon assez équivoque... Cette scène répond intelligemment au moment du début où Fatima se lavait les parties intimes frénétiquement, suite au viol conjugal qu’elle venait de subir. Au dégoût provoqué par la souillure, a succédé le plaisir solitaire. Tout en finesse.

Le deuxième exemple est la scène finale. Les femmes sont sorties toutes revêtues d'un voile blanc, "comme Ulysse avec les moutons" a suggéré cette pas-si-inculte de Samia, toute masseuse qu'elle est. Face aux silhouettes blanches, une horde de barbus en noir, grimaçants, menaçants, effrayants à souhait. Et derrière, une foule de femmes en noir. Ce sont les chaussures rouges, laissées devant la porte du hammam par Meriem et chaussées par Samia pour séduire sa future belle-mère, qui la perdront. D'autant plus tragique que c'est elle, Samia, qui avait averti Mohamed de la présence de sa soeur au hammam (chose assez peu crédible d'ailleurs : Samia sait très bien que Meriem en fera les frais...). Suite à cela, Fatima poignarde à son tour Mohamed.

Hélas, avec le début et la fin du film et avec ces deux moments, nous tenons là tout ce que le film a de réussi. Le reste est extrêmement appuyé. La faute à des personnages taillés à la serpe : la toujours énergique Fatima, la toujours rebelle Nadia, la toujours éplorée Meriem, le toujours rageur Mohamed, la toujours naïve Samia. La mise en scène va dans ce sens, trop voyante dans ses effets : ainsi de cette scène où une femme raconte sa "première fois," qui voit s'approcher toutes les clientes peu à peu, ou de la scène du face à face final bien trop mélodramatique entre Nadia et Zahia. On a souvent l'impression d'être au théâtre, et l'on n'est pas surpris d'apprendre que le film est l'adaptation d'une pièce de Rayhana Obermeyer.

Du mauvais théâtre. Car le point le plus problématique du film est son interprétation. Tout le monde surjoue allègrement, de Hiam Abbass (Fatima) à Sarah Layssac (Nadia) en passant par Biyouna (Aïcha). Mais la palme revient sans conteste à Faroudja Amazit, qui joue Mme Mouni. Là, on est au niveau théâtre amateur dans le plus mauvais sens du mot. Que Rayhana ait pu laisser passer ça à l'écran en dit long sur ses aptitudes en direction artistique. La scène où un groupe de femmes argumente pour la convaincre de retenir Samia comme époux pour son fils... Aïe aïe aïe.

Je l'ai souvent écrit : la plus belle symphonie, mal interprétée, aura bien du mal à faire valoir ses qualités. C'est typiquement le cas ici. Ces qualités, une superbe analyse sur SC (classée en dernier dans l'ordre des publications, car longue) les mettent bien en valeur, me réconciliant un peu avec le brûlot de Rayhana. Un peu seulement.

Un point pour finir : j'ai coutume de manifester mon agacement vis-à-vis des scènes où l'on voit les personnages tirer sur une clope, au motif qu'il faut cesser d'entretenir le mythe autour de ce truc aussi régressif que mortifère (et polluant, ce qui est loin d'être un détail). Ici, la clope se justifie en tant que symbole de liberté. Tout de même, cela ne m'empêchera pas de constater que la liberté qu'on réclame est celle de s'empoisonner... Affligeant. Bien autre chose que la jouissance sexuelle, à laquelle toutes ces femmes devraient pouvoir accéder. Il y aurait sans doute eu une plus belle façon de le revendiquer.

Jduvi
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le 24 févr. 2024

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