Musique : Lundi matin - Irène Drésèl


Julie élève seule ses deux enfants dans un petit village à la campagne. Tous les jours, elle doit prendre les transports pour travailler dans un palace parisien, un job temporaire. Mais une opportunité s'offre à elle pour changer de vie et c'est une véritable course qui s'engage.


À travers un scénario lambda, mis en scène comme un véritable thriller, le réalisateur propose une formidable réflexion géographique sur ce que signifie « habiter » et les inégalités socio-spatiales qui en découlent. Un film intelligent qui, à travers une économie de moyens et une musique haletante, tient en haleine le spectateur : les yeux rivés sur le panneau d'affichage des trains et les ongles plantés dans les accoudoirs des sièges du cinéma.



Cette chronique est susceptible de divulgâcher des éléments importants
de l'histoire. Je vous invite à voir le film avant de lire ce papier.





Quotidien ; Travail ; Famille ; Transport ; Habiter ; Inégalités


Dans quelle mesure le réalisateur Éric Gravel propose-t-il une réflexion sur la notion d' «habiter» dans son long-métrage ?



I. Un territoire polytopique…



Déjà, « habiter », c'est quoi pour les géographes néophytes ? C'est bien sûr le territoire sur lequel se loge une personne, jusque-là nous somme d’accord. Mais ce n’est pas seulement ça et c'est que traduit le film. Cela englobe aussi son espace de travail, de loisirs et les déplacements qu'elle effectue pour relier ces différentes sphères. On pourrait alors dire que « habiter », c'est se loger, se déplacer, travailler, consommer. Cette notion a considérablement évolué au cours des dernières années. La géographie, d'abord très centrée sur les paysages, les climats, les milieux et leurs influences sur les humains, a peu à peu pris un virage social puis culturel. De telle sorte qu'aujourd'hui beaucoup de géographes s'intéressent aux pratiques des individus sur les espaces, comment ils s'approprient le territoire : on parle de territorialisation. Cependant, vous vous en doutez, nous n'habitons pas de la même manière aujourd'hui qu'il y a vingt ans. On dit que les « modes » d'habiter évoluent. À l'ère du numérique, après la révolution des transports et la généralisation de la voiture, la périurbanisation et les évolutions sociales, etc. - on pourrait faire une liste à la Prévert. Tout ça pour dire qu’aujourd’hui, bien souvent on n'habite pas là où on travaille, on ne travaille pas là où on est oisifs et réciproquement.


Oui, bon d’accord, et alors ? Le rapport avec tout ça, c’est que ce film permet de mettre parfaitement en lumière la manière très contemporaine de pratiquer les territoires aujourd'hui. Singeant parfois l’esthétique du documentaire, très renseigné et par une économie de moyen, le film retrace très fidèlement le quotidien de Julie. Un quotidien qu’elle partage avec énormément de franciliens. Julie se loge dans la grande couronne parisienne, elle travaille à Paris, ses enfants sont gardés par une nounou, la famille se divertit dans les périphéries de la capitale et surtout elle rêve d'ailleurs.


Ce que montre le film ici, c’est un habitat polytopique, c'est-à-dire un mode d'habiter partagé en plusieurs pôles. Ceci forme un espace de réseaux veiné de flux : un espace réticulaire quotidien et routinier. Un espace fait d'aller-retours, cyclique que le réalisateur ne manque pas d'interroger pour en souligner les bugs dans la matrice.



II. ...qui catalyse des discriminations socio-spatiales...



Car, au cœur de cet espace mécanique, un petit imprévu suffit à enrayer tout le système. Impossible de prendre le train en marche : quand il quitte la gare, tu attends, tu attends longtemps. D’ailleurs, malgré cette atmosphère oppressante et pressante, le film sait imposer au spectateur cette attente forcée et inéluctable. Cette attente pétrie de crispations, d'inquiétudes et de débrouilles. Le film se sert de la grève des transports comme d’une véritable loupe apposée sur les inégalités.


Dans cet espace qu’interroge le film, ce sont toutes les inégalités socio-spatiales qui se révèlent. En somme, des inégalités sociales qui se lisent dans l’espace. À cet égard, le cas de Julie n'est pas un cas isolé. D’innombrables personnes, de plus en plus d’ailleurs, issues des familles les plus modestes subissent ce double mécanisme : fuir les grandes villes en raison du coût de la vie trop élevé et travailler dans ces mêmes grandes villes car elles sont les seules à offrir un bassin d’emploi aussi large que diversifié. Ceci dit, cela peut aussi être plus ou moins un choix de vie et c'est visiblement le cas de Julie. Il n'en demeure pas moins qu'elle en subit les contraintes spatiales. Une dépendance durable s'installe vis-à-vis des transports en commun (la voiture de Julie étant hors-service). Une dépendance qui dévoile ce capital de motilité très faible. La motilité désignant la capacité à se déplacer, c'est ce qui précède la mobilité. Tout le monde ne peut pas se déplacer. Cela nécessite un capital de temps, d'énergie et d'argent. Un cercle vicieux s’engage alors : pas de bras, pas de chocolat. Pardon. Pas de transport donc pas de travail donc pas d’argent, donc pas de liberté. Cela se traduit spatialement. Par conséquent, ce périmètre tentaculaire de l’habiter de Julie se rétrécit à vue d'œil. Elle se recroqueville sur sa maison périurbaine, sur ses amis de sa zone pavillonnaire et cherche un emploi dans cette même zone. C'est un véritable film social et politique qui interroge les limites perverses du système.



III. ...et qui se vit comme un jour sans fin.



À l'instar de Bill Murray qui voit sa journée se répéter indéfiniment dans Un jour sans fin (1993), Julie enchaîne chaque jour les mêmes actions : se réveiller, préparer à manger pour ses enfants, les déposer chez sa voisine, courir attraper le train, passer son badge, enfiler son tablier, passer les chambres en revue, manger avec ses collègues, passer son badge, courir pour attraper le train, préparer le dîner, faire couler un bain, et se coucher. Puis on prend les mêmes et on recommence. Cette suite d'actions se succède encore et encore jusqu'à ce que le spectateur intègre cette matrice. Jusqu'à ce qu'il vive le quotidien du personnage principal. Et cela passe par une syntaxe cinématographique précise : répétition des mêmes plans dans un agencement ordonné avec les mêmes valeurs de cadre. Puis, il y a une situation qui empire et un rythme qui s'accélère. Mention spéciale à la bande originale qui épouse parfaitement l'intrigue. Le motif répétitif de la musique électronique d'Irène Drésel donne une véritable couleur à l'ensemble de l'œuvre. C'est cela qui fait tout le sel du film selon moi. Ces pulsations minimalistes sont les battements de cœur et les pas précipités du personnage principal. Ceci m'a fait penser à la musique « Trône 10 » de Rob dans l'épisode de la saison 5 du Bureau des Légendes. Là aussi, le spectateur est embrigadé de force et tambour battant dans cette course haletante. Pourtant cette course n'a rien d'extraordinaire, c'est même tout le contraire. Elle est, hélas, banale. En outre, dans ce quotidien étouffant entre le RER, le travail et le sommeil, le réalisateur offre de minuscules fenêtres de respiration, des meurtrières cernées de barreaux, à travers laquelle Julie aperçoit une liberté qui se refuse à elle.

Moodeye
8
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le 30 avr. 2022

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