Chaque œuvre d’Ingmar Bergman se découvre avec une curiosité et une disponibilité renouvelées, notamment parce qu’elle poursuit le dialogue avec les autres pièces du corpus tout en ouvrant des perspectives qui lui sont propres. Après cette cruelle chanson médiévale qu’était La Source, Bergman semble privilégier une série de retraitements qui le font accéder à toujours plus de pureté, de concentration. Non que ce que l’on connaît déjà de son cinéma (la réflexion sur l’art, la mise en abyme de la représentation, la réalité comme écran, la fascination pour le double, les méandres de l’imaginaire, la remise sur le métier des obsession intimes) disparaisse. Tout cela perdure mais fait l’objet d’un épurement qui n’est pas loin de le transfigurer. Pour le dire avec les mots croustillants du réalisateur lui-même : "Ça a été un combat, parce que quand vous avez été une vieille pute, c’est difficile d’enlever tout le maquillage." D’une certaine manière, il délaisse la forme symphonique pour le quatuor à cordes, dessinant une conquête de l’espace intérieur qui atteindra son pic d’âpreté avec Le Silence et culminera dans l’investigation psychique de Persona et l’épouvante mentale de L’Heure du Loup. De fait, ce film ouvre ce que l’auteur a surnommé en 1963 sa trilogie (avec les deux suivants) avant d’émettre beaucoup plus tard des remarques sceptiques sur cette idée. Comme pour Jeux d’été ou Sourires d’une Nuit d’été, il retrouve avec bonheur la lumière si belle des ciels nordiques et la gamme des gris des paysages, de l’eau et des pierres. Son style atteint une forme dense et sobre dans son économie, les champs-contre-champs défilent dans le dialogue mais au rythme juste, parfaitement distribués, les longs plans fixes rapprochés et les simples recadrages attestent d’une maîtrise qui se déploie sans fausse note. À Travers le Miroir, c’est d’abord cet art dépouillé, décanté dans sa structure et son développement, presque sans anecdote ni détour, resserré dans le temps. C’est aussi un contexte culturel proprement scandinave qui assume les influences marquées d’auteurs comme Strindberg.


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Quatre personnages sortent de la mer et gagnent la plage pour se rejoindre dans l’intimité familiale d’un repas de retrouvailles, sur une île battue par le vent. Dès les premières images, Bergman impose le motif de l’insularité, qui accuse un déplacement géographique tenant du repli et de la recherche de virginité. Ce pourrait être le symptôme d’une austérité nouvelle, d’un assèchement de son expression, mais il n’en est rien. D’abord parce que la netteté du portrait et le jeu précis et sans emphase de ses acteurs garantissent la vérité psychologique : le cinéma de Bergman vise à s’approcher toujours plus des êtres qu’il filme, à faire vivre leur crise spirituelle de la manière la plus physique qui soit. Ensuite parce qu’à la photographie, Sven Nykvist peaufine un art de l’expressivité plastique qui tire du décor à ciel ouvert, des plages de bout du monde, du soleil incandescent (souvent capté juste au-dessus de la ligne d’horizon, au lever ou au coucher), la matière de superbes tableaux, saisis au travers d’encablures de portes ou dans des compositions raffinées de dunes et d’océan. Pour le cinéaste, Farö correspond parfaitement à l’image qu’il se fait des formes, des proportions, des couleurs, des horizons, des bruits, des silences, de la lumière et des reflets. Fermé sur lui-même comme un clavecin bien tempéré, rond comme le cercle infernal qui le décrit, le film ne fait éclater son écorce serrée qu’en un seul endroit : le temps d’une pièce scénique dont l’argument demande si cela vaut bien la peine, par amour, de suivre une morte dans la mort. Il propose peu de plans moyens mais presque constamment un jeu sur deux échelles, plans très larges et très gros plans, dont les raccords sont saisissants. L’attention portée au visage de l’actrice préfigure ce que sera le traitement du procédé dans les films ultérieurs de l’artiste : le cadrage coupé au front et au menton, jusqu'au risque assumé de la laideur. Son regard ne s’infléchira jamais vers un objet inutile, le nettoyage radical de l’image fera éclater l’essentiel, et cette tendance durable se doublera de la primauté accordée à l’étude des physionomies.


Le doyen de l’histoire est David, un écrivain de renom quoiqu’à la réputation un peu surfaite, paralysé par la peur du réel, l’incapacité d’exprimer des émotions qu’il a longtemps refoulées, hanté par sa démission affective — lorsqu’il se laisse à pleurer, c’est loin du regard des autres. Rescapé d’un suicide manqué, il se rend compte qu’il est resté profondément étranger à la vie et aux sentiments, lui qui prétend les mettre au cœur de son œuvre littéraire. Il arrive de Suisse où il s’était réfugié dans une toir d’ivoire pour travailler à un nouveau roman. Son fils cadet, Minus, souffre d’un manque de complicité à son égard, qu’il compense avec sa sœur. Celle-ci, Karin, au centre du récit, est affectée par une schizophrénie rampante qui se manifeste en états sporadiques lors de violentes crises hallucinatoires, et par une confusion de la foi et de l’érotisme. Au petit matin, dans le grenier dans la maison de vacances, la jeune femme éprouve une extase solitaire qu’elle identifie comme la révélation du visage divin. Elle est atteinte de maladie mentale mais semble en rémission. Rien a priori dans son comportement ne la désigne comme souffrante. Pourtant une sourde tension couve : David offre aux autres protagonistes des cadeaux inadéquats, Karin et son frère donnent une petite représentation théâtrale dont ils doivent reconnaître l’échec, et surtout la jeune femme fouille dans les carnets de son père et découvre qu’il la considère comme incurable. Lors de séquences intenses, à la lisière du fantastique, le papier peint, dont les motifs en spirale l’obsèdent, semble murmurer de troublantes incantations, et la pièce à l’étage transcrire les émanations d’une sombre magie occulte. Martin, le mari de Karin, tente comme il peut de l’apaiser par sa tendresse, portant la croix d’un désarroi et d’une impuissance que Max von Sidow exprime avec sa retenue habituelle. Son univers intérieur est simple, clair, stable, et s’oppose à celui obscur et complexe de l’écrivain, plus avide d’exprimer que de connaître vraiment. Beaux personnages, à l’humanité touchante et nuancée, souvent blessés par l’incommunicabilité mais toujours porteurs d’une affection vitale, d’élans chaleureux, même pris dans la nasse de l’incompréhension ou de la douleur. C’est le frère et la sœur qui se taquinent en se prenant la main, c’est l’époux qui couvre sa femme malade de baisers en la réconfortant, c’est le père qui serre sa fille dans ses bras au terme d’une difficile confession.


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Mais le rapport entre les êtres est fragile, et sa mise en crise, sous l’effet de la psychose, aboutit à l’assèchement du cœur (celui de David lorsqu’il se prend à vouloir étudier Karin comme un cas clinique, sujet éventuel d’un nouveau roman) ou au franchissement des limites (l’inceste entre le frère et la sœur — Bergman n’a peur de rien). Comme lancé par la violence de ce geste, le dernier tiers du film est une stupéfiante montée vers son acmé. Dans cet univers inquiet et déchiré, le décor tient un rôle prépondérant agencé autour de séquences très expressives : la barque filant sur une mer d’huile lors de la confrontation entre David et Martin, les entrailles inondées d’une épave où Karin en perdition va se noyer… Jadis icône charnelle, irradiante de sensualité épanouie, Harriet Andersson brise ici son passé bergmanien en conférant un désarroi tourmenté à son personnage : son beau visage semble sous la menace constante d’une terreur incommensurable, d’une détresse sans retour. Celle qui fut l’insoumise Monika, la soubrette des Sourires et l’écuyère de La Nuit des Forains s’exprime entièrement, sans la moindre provocation, par la démarche, les yeux, la bouche et jusqu’à cette petite cicatrice qui lui marque la lèvre supérieure. Elle est superbe, poignante dans sa désagrégation psychique — comme un flash-forward de la souffrance physique, encore plus éprouvante, que Bergman lui fera subir dix ans plus tard dans Cris et Chuchotements. C’est à travers elle que le cinéaste exprime les doutes qui l’assaillent, assimilant l’ébranlement mental et la peur d’un Dieu malfaisant à l’image d’une araignée aux yeux rouges, calme et imperturbable, qui monte sur elle et essaie de la pénétrer. La mise en scène ne représente pas les visions de Karin mais en montre les effets, dans une scène où le corps féminin est en proie à une douleur qui, littéralement, le tord. Il visualise dans la réalité un écho à ces bouffées délirantes dans un plan où l’hélicoptère-ambulance qui vient la chercher traverse lentement l’espace de la fenêtre, comme un énorme insecte bruyant. À quoi est due la folie de Karin ? Où trouve-t-elle sa source ? L’effondrement de l’esprit est-il lié aux mensonges d’une religion fallacieuse, ou trouve-t-il ses origines dans la faillite des relations humaines ?


La conclusion du film, très belle, apporte sinon une réponse, du moins une lumineuse note d’espoir. Minos vient faire part à son père de ses doutes après que l’ambulance ait emmené sa sœur. Longtemps miné par son insensibilité, David lui révèle alors que le sens de la vie est à trouver dans la croyance en ses sentiments, et dans le don affectif aux personnes aimées. Selon lui, l’amour qu’ils éprouvent tous les trois, Martin, Minus et David, l’époux, le frère et le père, à l’égard de Karin, est susceptible de la sauver. À travers la fenêtre, le soleil éclaire la confession d’une lueur apaisée. Comme transfiguré, Minus prend alors conscience de l’importance du lien relationnel, et se rend compte que son père vient de renouer avec lui : "Papa m’a parlé…" Ce dialogue exprime un credo qui effacerait la vision terrifiante de Dieu dont on vient, avec Karin, d’être le témoin. Mais les deux opus suivants montreront un Dieu de plus en plus lointain (Les Communiants) avant d’être totalement silencieux (Le Silence). Lent amenuisement qui correspond à la forme même de ce cinéma en mutation : l’expression film de chambre n’évoque pas seulement l’univers du kammerspiel mais évidemment la musique de chambre. À ce titre, À Travers le Miroir est indissociable de la suite pour violoncelle de Bach qui en est l’unique accompagnement.


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Thaddeus
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