Plusieurs années après "Wu : The Story of the Wu-Tang Clan", Gerard Barclay revient sur le territoire du documentaire musical, collaborant avec RZA pour produire la captation filmée d’une "expérience Wu-Tang" : un concert live dans l'amphithéâtre de Red Rocks dans le Colorado.


Situé entre deux impressionnantes masses rocheuses et à presque deux kilomètres d’élévation, l’amphithéâtre possède une telle réputation que le magazine Pollstar décida, après lui avoir attribué pour la onzième fois consecutive le prix de la meilleure salle de concert en extérieur, de renommer son prix le "Red Rocks Award" et d’interdire la salle d’être à nouveau en compétition... Ne se contentant d’officier dans un lieu de légende, le Wu-Tang est accompagné de l’orchestre symphonique du Colorado. C’est dire si l’écrin était de taille pour accueillir le Clan.


La recette était appétissante et pour autant je suis ressorti de cette captation avec une certaine dose d’amertume au fond de la bouche.


La première chose qui m’a dérangée dans ce film, c’est à quel point ce dernier était contaminé par les lieux communs du discours ambiant. Chaque intervenant semble répéter un ensemble d’idées similaires, un storytelling du self-made man à la sauce "started from the bottom now we're here", saupoudré des phrases stéréotypées dignes du personnel d’une start-up cherchant à recruter des investisseurs : "on visait le maximum et on a travaillé dur pour l’avoir", "notre leitmotiv c’est tout donner et on a tout donné", "on a voulu faire quelque chose de génial et on l’a fait".


Le problème d’un tel point de vue, c’est qu’il me semble éluder tout questionnement sur la nature de ce qui est "génial". On s'éloigne ainsi de la volonté de construire un documentaire mettant en avant la singularité d’un artiste, la particularité de leur vision. Au contraire, cette banalité des arguments donne plutôt l’image d’un Wu-Tang lisse, d'un produit de consommation banal. En somme, un Wu-Tang pour tout le monde, et donc pour personne.


En parallèle de ces discours marketing voguent en effet d’autres lieux communs tout aussi bancals, comme cette insistance sur l’idée que "la musique est un langage universel", une définition "d'universalité" qui fait peine à voir quand on voit RZA scruter le public et déclamer "ah ouais il y a des blancs, des noirs, des rouges, c'est vraiment universel comme évènement"... Selon moi, avoir plusieurs personnes dans un même espace ne signifie pas qu’ils sont "ensemble". Une telle idée est glissante, pouvant potentiellement amener vers la sensation que tous les spectateurs partagent le même rapport au groupe, voient tous la même chose, remplaçant ainsi l'universalité par l'uniformisation... Ici aussi, aucun questionnement ne sera présent, seulement de l'autocongratulation... A moins que nous laissions leur chance aux spectateurs pour qu'ils nous partagent leur rapport singulier au groupe ? Pas de chance : lorsqu’ils sont interviewés, la réponse est toujours la même : "le Wu-Tang Clan c'est la légende", "je les écoute depuis longtemps", "je connais les paroles par coeur"...


Entre deux entretiens, le documentaire présente de nombreux extraits de la performance, l'occasion d'admirer le travail de ré-orchestration effectué sur les morceaux. Personnellement ce n'était pas ma tasse de thé. Mais peut-être étais-je influencé par les dires du chef d'orchestre, qui m'ont également semblé glissants : celui-ci peut par exemple avancer que la différence entre "le bruit" et "la musique" se situe dans "la structure" inhérente à cette dernière. Non seulement je ne partage pas cette idée très consensuelle (du "bruit" peut très bien être musical dans certaines oreilles), mais je trouve qu'ici le pas à faire est bien mince pour arriver à la notion d'une "qualité objective" comme étant résultante d’une "bonne" structure musicale, et on connaît tous les dégâts qui adviennent lorsqu'on adopte une telle hiérarchie qualitative dans l'art.


J'extrapole bien sûr. Mais la manière dont l'intervenant cherche ensuite immédiatement à se rattraper après ces mots, précisant que "nous avons tous des goûts différents bien sûr", me laisse l'intuition qu'il a lui-même senti le côté tendancieux de son propos et cette fâcheuse tendance à vouloir mettre les choses dans des cases. C'est dommage, car le propre de l'art réside à mon sens justement dans sa capacité à échapper aux nominations : demandez à n'importe qui de donner une définition précise du hip-hop, vous aurez autant de définitions que de personnes interrogées. C'est pour moi ce qui rend les débats sur l'art vraiment intéressants.


Tout le documentaire m'a semblé respirer de bons sentiments, doux en apparence mais plus venimeux dès qu'on s'arrête pour les questionner. Le problème c'est qu'aucune place ne semble présente pour ces questions : j'ai eu l'impression qu'on m'exposait des faits objectifs, que je devais les prendre comme argent comptant. Pire encore, cette insistance à vouloir faire gonfler le soufflé, à jurer de ses bonnes intentions, fait qu'un certain air malsain plane au-dessus film : que cherchent-ils donc à nous cacher ? Quels questionnements veulent-ils à éloigner par ce rabâchage permanent de la "légende" Wu-Tang ? Pourquoi par exemple insister sur cette rivalité hip-hop/musique classique quand RZA dit lui-même que toutes ses influences sont des compositeurs de film ?


A bien regarder ce qui nous est présenté, on pourra par exemple se demander pourquoi si peu d’afro-américains composent le public du groupe. Ou pourquoi la quasi intégralité des morceaux présentés ont plus de 20 ans. De même, c’est bien beau d’insister sur cette image du fils d'Ol' Dirty Bastard qui vient "remplacer" son père, elle fait néanmoins peine à voir lorsqu’on repense à l’exploitation des problèmes psychiatriques de son père afin de produire du traitement médiatique. Aucune de ces questions ne sera pourtant abordée, nous laissant avec une image d’un Wu-Tang vieilli, se reposant sur ses lauriers, gentrifié à fond, les samples sales du Bronx cohabitant mal avec les lunettes Gucci ou Tom Ford.


Le film possède également quelques passages étonnants, comme ce moment où le chef d’orchestre développe sur son amour pour le groupe, évoquant des souvenirs de jeunesse lorsqu'il écoutait le Wu-Tang dans la voiture avec sa soeur. Pendant qu’il déroule son récit, le choix a été fait d'utiliser les images d'un film stock de deux enfants riant aux éclats à la fenêtre d'une voiture en marche... Citons également ce moment de mégalomanie chez RZA, lorsqu’il se compare directement à Allah et glose sur ses nombreux pseudonymes.


Face à un groupe aussi riche et passionnant que le Wu-Tang, j’ai trouvé vraiment décevant la manière dont on nous présente un objet très lisse, quelque chose de facilement digérable, qui ne dérange pas et reste bien sagement dans la case où on l'a relégué. Il y aurait pourtant tant à dire, le Wu-Tang étant un moment si étrange dans l'histoire de la musique hip-hop : d'où est-ce qu'une bande de neuf inconnus arrivent à révolutionner un genre musical à base de films d'arts martiaux chinois ? Rien ne sera pourtant développé en ce sens. On aura une énième tentative de"légendifier" le groupe, de le graver dans le marbre et donc de l'interdire d'être autre chose qu'une simple anecdote.


Nous sommes en 2025 et le Wu-Tang vient apparemment de terminer son "farewell tour". Clore cette histoire avec un tel document audiovisuel n’aide en rien à la mémoire du groupe. On en viendrait presque à espérer que cette tournée ne soit qu’une stratégie marketing pour rameuter les foules, ce qui entretiendrait l'espoir d'une autre fin possible, d'une aventure se terminant sur une meilleure note.

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