Le film de Kaige est certainement l'un des meilleurs long-métrages qu'il m'ait été donné de voir dans ma vie. Dire qu'il a été un véritable choc est un euphémisme, de l'esthétique aux personnages, de l'époque dépeinte à l'opéra chinois si particulier tout est porté au pinacle de l'art cinématographique.
La richesse de ce film réside surtout dans le brouillement des frontières entre les différents histoires contées: celle de l'amitié envahissante, malsaine parfois que se portent les deux chanteurs, Douzi (ou Dieyi) et Xiaolou, et puis la Grande histoire, celle de la naissance du communisme chinois.
Le génie absolu de ce film se trouve dans la construction et l'évolution psychologique des personnages. Adieu ma concubine c'est d'abord l'histoire d'un amour étrange, celui que Douzi porte à Xiaolou qui l'a pris sous son aile à l'orphelinat, un amour empreint de fascination, de respect car presque fraternel mais aussi un amour mortifère, sans espoir, où l'autre est pris pour un pantin, où l'on ne peut pas privilégier le bonheur d'autrui au sien propre. Dès le commencement de leur carrière artistique, les deux personnages sombrent devant nos yeux dans le piège du tragique, aucune issue ne nous semble viable pour cette relation sur laquelle on ne sait poser de mots, où les silences parlent autant que les regards et les mots si peu. Le dédoublement des personnages au travers de la mise en abîme que permet l'opéra est annonciateur d'une fin qui apparaît vite comme inévitable. Plus le film avance, plus les masques tombent avec violence, plus la cruauté prend une place maîtresse dans les relations qui unissent les différents personnages. On étouffe à la fin, devant ce huit clos étonnant de Douzi, Xiaolou et Juxian autour d'un feu, entourés par la masse de sympathisants communistes et ces accusations qui comme des sentences irrévocables trahissent toute l'incapacité de Xiaolou à comprendre son meilleur ami, son incapacité aussi à choisir l'absolu qui est posé comme amitié par Douzi. Après le mutisme, la réhabilitation, le suicide merveilleux de Douzi qui clôt le film est une réponse, l'absolu n'est pas de ce monde, le don qu'il offrait à Xiaolou était à la mesure du sacrifice exigé.
Et pendant ce temps, l'histoire est en marche, la Chine apparaît comme tiraillée entre un respect pour les traditions et un véritable désir d'instaurer un ordre meilleur, l'exemple le plus frappant est sûrement celui du jeune apprenti de Douzi passionné par l'opéra et les règles séculaires qui l'animent mais engagé dans les jeunesses communistes qui l'amèneront à se retourner contre celui qui fut son maître. Dès sa naissance, le régime n'apporte pourtant pas ce qu'il promettait même si encore beaucoup sont dupes, il est déjà gangrené par ce que l'on appellera plus tard selon le mot de Hannah Arendt le totalitarisme. Les défilés des troupes, le lynchage en public, les dénonciations, la volonté absolutiste du régime m'a fait penser à cette habile comparaison que faisait l'un des personnages de The Dreamers: s'il la mise en place du régime communiste était un film, si l'on voyait partout défiler des acteurs ayant à la main le petit livre rouge, on ne saurait apprécier ce film parce que tous les acteurs seraient des figurants. La dissolution de l'individuation est merveilleusement mise en scène, notamment dans la scène de l'interrogatoire où longtemps on ne voit pas le visage de l'homme qui pose des questions: cela pourrait être n'importe qui. Douzi, comme Xiaolou et sa femme, apparaissent comme venus d'un autre âge, survivants d'une autre époque, des êtres singuliers qui fendent parfois la masse, mais la résistance se tarit et il ne reste guère que le choix de s'adapter ou de sombrer. Avec beaucoup d'habileté, le film met en scène ces deux choix au travers des destins des deux héros du film.
Un film long mais magnifique durant lequel on ne s'ennuie jamais.
Regard-Humain
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le 2 janv. 2011

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