De Bellochio, je n'avais encore rien vu, pas même Vincere dont tant d'amis m'avaient vanté les mérites à sa sortie. C'est sans aucun a priori que je me suis retrouvée au cinéma à attendre le début de la projection. J'en suis ressortie, plus tard, sans voix. Je n'avais pas été si travaillée par un film depuis le très dérangeant Ruban Blanc. Mais les Poings dans les poches c'est encore autre chose. Ce film parvient à un équilibre parfait entre travail esthétique et scénario profond, la musique d'Ennio Morricone sublime l'ensemble faisant de ce premier long-métrage un véritable chef-d'œuvre.
Le décor est planté dans une Italie des années cinquante ou soixante, un petit village à la campagne et une famille étrangement malsaine. Une veuve aveugle vit avec trois de ces enfants dont aucun n'est absolument sain d'esprit. Le cadet est un simplet touchant par son étonnante candeur, Giulia, l'unique fille est amoureuse de l'aîné de ses frères qui vit à la ville, Augusto, quant au dernier enfant Alessandro, il a des troubles psychiques et semble amoureux-fou de sa jeune sœur. Et personne jamais ne dit mot. Le travail du silence et du jeu des regards prend une place importante dans le film parce que la perversion n'est jamais dénoncé verbalement, tout se passe comme si l'inceste n'était pas prohibé, que ce goût pour l'interdit n'avait rien de condamnable. L'une des premières scènes où Giulia montre à Augusto la lettre d'amour que lui a écrite celui que tous appelle Sandro, le deuxième de la fratrie, nous n'assistons à aucun moment à une révolte d'un des personnages contre le sentiment qui se déverse dans ses lignes. Et l'on comprend alors qu'on entre dans ce film comme on entre dans une vie: par un saut pieds joints et au milieu de quelque chose qui a commencé avant nous, qui peut-être nous survivra. Le premier pas, la première prise de l'engrenage de la maladie tient dans cette absence de jugement sur l'immoralité, dans le fait que le vice est accepté comme faisant partie intégrante des mœurs communes.
C'est un monde étrange que celui où l'on voit comme cela les frontières entre le bien et le mal se gommer, se dissoudre, pour laisser place à la complexité, miroir réel et sans mensonge de l'expérience telle qu'elle se présente à nous. Les nombreux plans qui se jouent des ombres des visages notamment soutiennent l'idée qu'affirmait déjà Saint Augustin: « Je sens deux hommes en moi », Sandro, mais tout autant que Giulia ou Augusto sont des êtres qui sentent qu'il y a quelque chose en eux qui s'agitent comme un bâtard, et qui se laissent à aller à ouvrir les portes, à jouer à cache-cache. Giulia est tiraillé entre l'amour qu'elle porte à Augusto, l'affection pour Sandro qu'elle finit par aimer et cette certitude de voir son frère l'assassiner, sombrer complètement dans la folie. Augusto aime sûrement sa famille mais ne peut pas s'empêcher de les détester et de souhaiter leur mort, il ne fait en effet rien lorsqu'il apprend l'intention de Sandro de tuer la famille dans un « accident » de voiture, car il est le plus conscient et le plus sain des membres de leur famille, à ses yeux, la folie éclate avec d'autant plus de splendeur. Sandro lui croit aimer Giulia, peu à peu il prend son indépendance et n'aspire plus qu'à affirmer une sorte de volonté de puissance absolue. Il veut être quelqu'un par n'importe quel moyen, à n'importe quel prix aussi, le suicide ou les meurtres familiaux.
Le final restera à mes yeux le grand moment du film, comme à l'opéra, la mort est lente à venir, violente et inoubliable.
Regard-Humain
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le 18 janv. 2011

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