La négociation de la dette grecque vue par son principal protagoniste, Yánis Varoufákis, ministre des finances du parti Siriza fraîchement élu, tel est le propos de ce troisième tiers de la trilogie de Costa Gavras dédiée au système capitaliste : après Le Couperet, consacré à la compétition dans le monde de l'entreprise, Le Capital, décrivant l'empire cynique du business, voici donc Adults in the room, sur le fonctionnement des grandes institutions qui régissent l'Europe et le monde, à savoir la BCE, le FMI et la Commission européenne. Une "troïka" placée sous l'égide de l'Eurogroup, réunion des ministres des finances des 27. Un MoU (Memorandum of Understanding) a été rédigé, donnant tout pouvoir à cette troïka, la Grèce étant quasiment mise sous tutelle. Le remède de cheval appliqué n'a fait qu'alourdir la dette, en appauvrissant dramatiquement le pays. La gauche arrivant au pouvoir, elle entend bien renégocier les choses. Le très charismatique Varoufákis va s'y appliquer. Il a raconté ce combat de David contre Goliath dans un livre, que Costa Gavras a choisi d'adapter.
Le cinéaste a beau prétendre que son oeuvre est cinématographique et non documentaire, elle a toutes les apparences d'un discours nous disant "voici ce qu'il s'est passé en 2015". Pour signifier l'authenticité de ce qu'il montre, il utilise des images d'archives, choisit des acteurs au physique proche des vrais (mention spéciale à Christine Lagarde et Emmanuel Macron), affiche à l'écran des séries de chiffres forcément exacts. On n'a aucun mal à croire que, dans l'enceinte de l'Eurogroup, des noms d'oiseaux puissent fuser ou qu'une situation puisse rester bloquée sur un mot, amendement ou adaptation par exemple.
Pour le reste... Adults in the room ressemble beaucoup à la vision de la question par Varoufákis : c'est la mise sous tutelle de la Grèce qui l'aurait ruinée, profitant à ses débiteurs, au premier rang desquels les banques françaises et allemandes. Il y a probablement du vrai : en général, on sait que les banques tirent profit des découverts, leur appliquant des taux prohibitifs, c'est le même mécanisme qui prévaut ici. Dans un monde de requins, mieux vaut ne pas être pauvre... Seulement voilà, au départ il y a quand même des milliards de dettes non ? Le pays n'y serait pour rien ? Un coup d'oeil à Wikipedia donne une toute autre version. Elle évoque la corruption, le train de vie dépensier du pays, les dépenses d'armement déraisonnables, l'évasion fiscale, etc. De tout cela il n'est jamais question dans le film de Costa Gavras : la Grèce est une pure victime des vilains financiers européens. A ce niveau-là, on peut parler de malhonnêteté intellectuelle, non ?
Adoptant résolument le ton du film à charge, Costa Gavras y va au bulldozer. La machine à clichés se met en branle : les Britanniques ne pensent qu'au business et conspuent l'Europe, les Allemands sont les gardiens rigides de l'orthodoxie budgétaire, les Français sont hypocrites et faibles. Quant aux très dépensiers pays du sud, Portugal, Italie et Spain, ils forment opportunément avec la Grèce le mot PIGS. Dans l'Eurogroup, c'est l'inflexible ministre teuton des finances Wolfgang Schäuble le vrai patron. La troïka est formée de fonctionnaires cyniques et grotesques. Là aussi, comme dans tout cliché, il y a du vrai dans tout cela. La question est de savoir si l'on attend du cinéma qu'il nous sensibilise à la complexité du réel ou qu'il nous conforte dans nos idées reçues...
Puisqu'il s'agit de la Grèce, pays d'origine de l'auteur, on pense naturellement à la tragédie. S'agit-il de cela ici ? Oui, si l'on considère que le destin a été annoncé : dans le film, la Pythie est un ex prof de Varoufákis, qui lui prédit qu'il se fera broyer par l'Eurogroup - c'est en effet ce qui adviendra. Mais la tragédie, c'est bien plus que cela : il y a aussi cette idée que le héros, par son action, non seulement n'empêche pas le destin de se réaliser mais qu'il le met en oeuvre, le hâte même, sans en avoir conscience - c'est cela qui est tragique, non que la prédiction s'accomplisse. La lutte de Varoufákis se révélera vaine mais certainement pas contreproductive. Sans même parler de l'unité d'action, de temps et de lieu, qui n'existent pas ici. Un combat oui, une tragédie non.
Ce combat est assez bien narré : Costa Gavras parvient à rendre "comestible" un sujet ultra technique, fût-ce au prix des raccourcis grossiers qu'on a dénoncés, notamment grâce à ses acteurs. Le puissant et séduisant Christos Loulis était sans doute le bon choix, acquis d'ailleurs à la cause de Siriza en tant que citoyen, ce qui a dû aider. Alexandros Bourdounis est crédible en Tsípras, entre conviction et calcul. Ulrich Tukur incarne un savoureux Schäuble, conscient de son pouvoir. Josiane Pinson campe une Christine Lagarde aussi indéchiffrable que le Sphinx. Sans doute le portrait qu'en dresse Costa Gavras est-il un poil complaisant à son sujet en mettant dans sa bouche le fameux "we need adults in this room" : après tout, en tant que présidente du FMI elle a validé les choix désastreux de la troïka, elle n'est donc pas vraiment au-dessus du lot, même s'il plaît visiblement au cinéaste de donner le beau rôle à la seule femme de pouvoir qui nous soit montrée (pour le reste, la femme de Varoufákis fait la cuisine lorsque monsieur reçoit).
Lesté de ces deux gros travers, l'avalanche d'outrances et la partialité de ce qui est dit, auxquels s'ajoutent une musique balourde (la mandoline pour figurer la Grèce !) ainsi que quelques effets racoleurs (le score des élections qui progresse sur l'écran télé, l'espadon au bout de la ligne, la bataille d'images outrancières entre Varoufákis et les journalistes allemands, la guirlande de chiffres qui s'envolent à la BCE), le film de Costa Gavras offre malgré tout quelques beaux moments. Trois, pour être précis.
Le premier, c'est la scène où un expert de l'Eurogroup, soit-disant dépêché par Angela Merkel, est invité chez Varoufákis pour conseiller les Grecs. Il n'annonce aucune concession, se contentant de dévorer le plantureux repas qui lui est offert. Une métaphore de l'UE qui se sert au banquet hellène sans rien lui lâcher. (Que cette vision soit exagérée n'est pas le propos : ce n'est pas le fond mais la forme dont il est question ici.)
Le deuxième, c'est la foule silencieuse qui vient se masser devant le restaurant où Varoufákis a retrouvé ses amis. Une façon de figurer la pression muette que fait peser "le peuple" sur notre héros. Belle idée de cinéma.
Le troisième, c'est d'avoir montré la capitulation de Tsípras sous la forme d'un ballet dans les locaux de l'Eurogroup. Où qu'il aille, le président se heurte à un danseur. On avait déjà avalé pas mal de débats, cette idée change de registre, passant dans celui de l'allégorie, ce qui fonctionne superbement. La chorégraphie s'achève en photo de groupe, où seul Tsípras n'adopte pas le sourire crispé de rigueur, pas plus que la cravate rose qu'on ose lui tendre régulièrement, ce qui est en soi un signe incroyable de mépris (mais l'anecdote est-elle authentique ?).
Trois moments réussis, qui sont un peu ce qui reste d'un cinéaste naguère de talent. Cet Adults in the room est aussi faible que Le capital (qui y allait aussi au bulldozer), tous deux étant bien en-dessous d'un film comme Music box, sans même évoquer L'aveu ou Z. Rien de honteux, juste une lente dégringolade.
6,5