Si l'humour et la légèreté parsèment allègrement la période british d'Alfred Hitchcock, c'est bien la gravité et l'amertume qui font de Sabotage une œuvre à part, presque maudite. En nous faisant voir la mort d'un enfant, le cinéaste transgresse les règles tacites de l'entertainment et met en émoi le petit monde du cinéma, Truffaut allant même jusqu'à qualifier ce geste « d'abus de pouvoir ». Et pourtant, en filmant la mort de l'innocence par un acte terroriste, il donne aussi bien à ressentir qu'à réfléchir, véhiculant avec force un message qui, hélas, nous semble toujours d'actualité.


En adaptant une œuvre de Joseph Conrad, L'Agent secret, Hitchcock semble vouloir donner une autre dimension à son cinéma, délaissant l'humour et le ludique pour tendre vers quelque chose de plus dramatique, voire de plus mature. Même s'il reviendra à plus de légèreté suite à l'échec commercial de ce film, il est intéressant de constater à quel point Sabotage préfigure ses grandes œuvres américaines. Sèche et sans fioritures, la mise en scène employée est un modèle d'efficacité qui lui permet de perfectionner son sens de la narration (il suffit de voir les premières minutes pour s'en rendre compte, avec ce plan sur quelques grains de sable qui désigne immédiatement le responsable de l'attentat qui vient d'avoir lieu à Londres), ainsi que sa maîtrise du suspense, avec notamment un travail sur le temps ressenti, totalement prodigieux, qui annonce de futurs grands moments (comme la fameuse partie de tennis de Strangers on a Train).


De même, si on retrouve les motifs familiers du cinéma hitchcockien, leur utilisation s'affine et sert un peu plus la dimension tragique du récit. On le constate notamment avec l'utilisation qui est faite du son, installant progressivement une ambiance pesante grâce à la répétition de bruits badins (provenant de pas sur un parquet ou d'un canari dans une cage), ou encore grâce à la résurgence d'objets anxiogènes tel un couteau ou une bobine de film bourrée d'explosif.


Mais c'est également sur le plan thématique que le film s'avère riche d'enseignements : au fur et à mesure que l'intrigue se déroule, on sent poindre une réflexion qui sera reprise de nombreuses fois par la suite, et qui peut se résumer ainsi : on n'est jamais véritablement innocent. On la retrouve surtout explicitée à travers le parcours tortueux de la bombe : si Verloc est l'initiateur de l'attentat, il n'est pas le seul responsable de la tragédie à venir. Que ce soient l'épouse et l'agent infiltré (en obligeant Verloc à changer ses plans au dernier moment) ou encore la foule qui va retarder la livraison du colis piégé, ils ont tous un peu du sang du jeune garçon sur les mains.


Sabotage, c'est également un cas d'école sur les erreurs à ne pas commettre. Pour que l'ambiance dramatique prenne toute sa place à l'écran, il faut une intrigue bien plus consistante ! Le personnage de Verloc, le terroriste infiltré au sein de la communauté, est intéressant mais il s'avère être très mal exploité. Quelles sont ses motivations ? On ne sait pas vraiment et ce n'est pas sa couverture de gérant de cinéma de quartier qui va venir piquer notre curiosité. Il est tout de même regrettable qu'Hitchcock n'ait pas profité de la situation trouble de l'époque (la montée du nazisme, les actions des indépendantistes irlandais...) afin de donner un minimum d'épaisseur à son histoire. Il corrigera vite le tir, puisque dès Notorious, le récit va prendre pour cadre la seconde guerre mondiale. Le choix des acteurs est également discutable : si Oskar Homolka fait le job, Sylvia Sidney peine à trouver sa place à l'écran, quant à John Loder, il est d'une incroyable fadeur.


Même si elle n'est pas totalement aboutie, Sabotage est une œuvre passionnante pour ce qu'elle nous annonce des futures réjouissances hitchcockiennes. Plus mature mais pas moins efficace, le maître du suspense récite ses gammes et peaufine son style avant de traverser l'Atlantique. Le montage, notamment, lui permet de gagner joliment en efficacité comme lors du cheminement de la bombe où les nombreux plans sur les horloges renforcent l'idée de couse contre la montre, ou encore lors du repas entre les deux époux où l'idée de meurtre est suggérée malicieusement en alternant les visions sur les visages tendus avec celles des couteaux aiguisés. Le crime se filme comme une histoire d'amour et ce n'est pas ce plan terriblement suggestif, lorsque la lame pénètre le corps, qui nous dira le contraire !


Créée

le 31 mars 2023

Critique lue 37 fois

3 j'aime

Procol Harum

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