PROLOGUE (verticale splendeur)

Cela commence par une immersion inouïe.
Comme si la caméra avait été inclinée à 90° pour que le sol, la terre sur laquelle progresse une cohorte hétéroclite soit perçue de façon verticale.
Indiens, lamas, conquistadors en armure, cochons noirs, roues, volailles, palanquins richement décorés, esclaves enchaînés, canons, chevaux et aussi deux femmes très élégamment vêtues - de bas en haut, comme un long ruban qu'on découvre peu à peu, ils progressent le long de l'à-pic verdâtre, baignée par une brume épaisse et envahissante et par les vagues musicales de Popol Vüh.

Et c'est sublime.

Le trait de génie de Herzog aura été de ne pas montrer le site de Machu Pichu au sommet de cet escarpement effrayant et beau.Le récit qui s'annonce n'est pas localisable. On plonge (et nous avec) vers la jungle et les ténèbres.
(Au reste il semble que Klaus Kinski n'était pas du tout d'accord avec cette option. Il aurait voulu qu'on le filme au milieu des ruines célèbres. Deux points de vue déjà ...)

HISTOIRE ?

Herzog ne raconte pas l'histoire des conquistadors. Il s'en soucie fort peu.

Et le récit de la Colère de Dieu n'a que peu à voir avec la vie de l'aventurier Lope de Aguirre.

Car le personnage a effectivement existé - mercenaire, massacreur et boucher, son épopée commence bien avant la descente du fleuve Maranon (où sa mutinerie aboutira effectivement au meurtre de Pedro de Ursua, représentant du roi - c'est le seul élément biographique du film) et s'achève bien plus tard, sur la terre ferme, où après maintes exactions, multiples pillages et meurtres, il finira lui-même consciencieusement dépecé par l'armée régulière. Son équipée fluviale n'est qu'une parenthèse, au demeurant assez paisible, dans une vie très agitée.

Cette histoire a d'ailleurs fait l'objet d'un autre film, très "historique" celui-là - El Dorado de Carlos Saura. Le récit est très fidèle à la réalité, interminable, définitivement ennuyeux et le film très raté. Les conquistadors y parlent effectivement espagnol, Aguirre est interprété par un comédien sans grand charisme mais à l'allure assurément plus espagnole que Klaus Kinski - comme si Saura, très attaché à ses racines, avait voulu rétablir une vérité maltraitée par Herzog et par son interprète illuminé.

EPURE

Mais Herzog ne se soucie nullement des conquistadors, de l'Eldorado ni de l'Histoire.
On ne peut même pas dire qu'il modifie les éléments du récit. Il va beaucoup plus loin.

Il n'y a pas de récit dans Aguirre, la Colère de Dieu.
Il n'y a, quasiment, aucune action.
Il n'y a presque aucune évolution, aucune progression, dans un boat movie qui évolue au rythme souvent très lent du fleuve.

Aguirre ou la colère de Dieu, ne raconte pas l'histoire des conquistadors.
Aguirre n'est pas non plus un film allemand.
C'est une épure.

ELOGE DE LA FOLIE

ou LE RADEAU DE LA MEDUSE

Aguirre est l'histoire d'une révolte (celle d'un homme contre toute autorité) et d'une conquête. Mais la volonté de puissance ne répond nullement ici à la soif de l'or - qui n'est même pas un prétexte, pas davantage à une hégémonie politique ou religieuse. C'est plutôt la manifestation de la folie humaine, celle de la pensée occidentale, qui ne peut pas envisager d'autre rapport au monde, même pour connaître celui-ci, qu'à travers la violence, le conflit, le rapport de forces.

Aguirre raconte l'histoire de la dérision.
Aguirre / Kinski et sa troupe de soldats perdus se proclament les maîtres d'un nouveau monde, inconnu et fascinant.
Mais ils osent à peine y aborder, tétanisés par la peur. Il ne peuvent d'ailleurs pas, le plus souvent y aborder car il n'y a même plus de berges, car la terre et l'eau se fondent dans une espèce de dégueulis verdâtre et hostile. De ce monde ils ne perçoivent que l'opacité de la jungle ou des bruits inquiétants, cris d'oiseaux, clapotis permanent de l'eau, ou, plus inquiétantes encore, des soudaines nappes de silence absolu.
Ils se proclament maîtres de sujets qu'ils ne voient jamais, et qui leur envoient des flèches mortelles.
Et l'empereur d'Eldorado, nommé par Aguirre après la mutinerie, le "noble" Don Guzman, énorme, falot, goinfre, urinant et déféquant avant de mourir dans son urine règne sur cette troupe de soldats égarés.

Le rêve fluvial finit par tourner au radeau de la Méduse.
Et les images ultimes et cultes, celle de la caméra tourbillonnant autour du bateau dévasté, jonché de cadavres, envahi par des petits singes qui sont les derniers témoins des délires du conquérant fou et seul constituent sans doute la plus forte et la plus imparable des conclusions..

L'épopée arrogante s'achève dans le dérisoire, dans le tragique et le pathétique.
Aguirre est une parabole, un poème sur la folie humaine.

(Il pourrait y avoir, pendant quelques instants, une alternative - le moment où Dona Ines, qui n'a plus parlé depuis l'exécution d'Ursua son amant, choisit, devant les soldats médusés, incapables de s'éloigner de la berge, de partir, de s'enfoncer dans la forêt, de s'y fondre et d'y disparaître - sans que personne ne la revoie jamais. Un autre rapport au monde ?)

K. K.

La force d'Aguirre ne saurait se confondre avec l'interprétation de Klaus Kinski - même si le mythe de l'acteur (qui n'avait jusque là tourné, souvent de façon brillante, que dans des centaines de nanars) se confond avec ce rôle et même si le destin d'Aguirre, film culte, est souvent confondu avec celui de son interprète.

(rapide évocation autobiographique : il y a très longtemps, quelque part en Afrique, dans un cinéma en plein air où chaque séance proposait deux films, j'ai pu voir, à la suite Aguirre et Missouri Breaks - Marlon Brando et Klaus Kinski dans leurs compositions les plus emblématiques, les plus outrancières, les plus décalées. A la suite ! Cela offre des perspectives vertigineuses sur l'art du comédien. Et ce vertige-là ne fait pas forcément pencher du côté de Kinski.)

DE LA SCOLIOSE COMME ART DU COMEDIEN

L'interprétation de Kinski repose en fait sur très peu de choses : rien qu'un décalage très marqué entre les deux épaules, l'une bien plus haute que l'autre, disons vingt centimètres, une posture scoliotique qu'il tient tout au long du film, et la démarche qui va avec, branlante et chaloupée, mal assurée et inquiétante. Le reste lui appartient et est sans doute plus difficile à imiter : une chevelure blonde et longue, en filasse, une silhouette de gnome difforme, et un visage unique, hideux et beau. Et enfin un regard - que l'on a dit halluciné, mais qui est en réalité essentiellement fixe et presque paisible comme s'il était tourné vers l'intérieur et voyait ce que les autres ne voient pas.

Son dialogue permet d'aller encore un peu plus loin. Il ne le hurle pas, mais l'énonce de façon presque posée, là encore comme s'il ne s'adressait qu'à lui même - un texte très concis (car Aguirre, parabole et poème, ne peut pas être verbeux, encore moins didactique), à la fois poétique et confus, voire abscons ("si je veux que les oiseaux tombent morts des arbres, ils tomberont morts des arbres") Quant à l'évocation de la "colère de Dieu" qui revient régulièrement dans ses délires, Kinski aurait sans doute voulu y substituer "le sexe de Dieu" (ou la mentule de Dieu, pour faire classe), comme il allait le faire par la suite dans ses livres, ses interviews, marqués par l'outrance, jusqu'à la caricature de lui-même dévoré par sa propre image. Là, il ne peut pas encore franchir le pas. La colère de Dieu, c'est celle du monde contre celui qui le défie, qui s'affranchit des institutions humaines et surhumaines. Il y a du pathétique et du dérisoire dans Aguirre, mais il y a aussi quelque chose de Prométhée, le voleur de feu. Pour Aguirre (et pour Kinski sans doute, maître de son interprétation), la chute, grandiose, ne peut pas être séparée de la poursuite de l'illusion.

HUMOUR ET SURREALISME

Herzog, à la différence de Kinski, maintient toujours la distance. Son investissement s'en tiendra à la parabole à la réflexion suscitée, ressentie plutôt.
Et les images, surréalistes ou drôles, souvent très décalées, permettront de préserver l'indispensable distance.

En vrac

un bateau planté au sommet d'un arbre,
une tête tranchée qui continue de parler,
le poing fermé d'Ursua après son arrestation, impossible à ouvrir, sur un mystère qui ne sera jamais élucidé,
des réflexions pour le moins inattendues - "la mode est aux flèches longues cette année", dans la bouche d'un soldat transpercé par une flèche,
ou encore, à la manière de Magritte, "ceci n'est pas une flèche"
un piroguier indien, très pacifique celui-là, plaquant la bible contre son oreille pour entendre la parole de Dieu,
et au milieu du désastre ambiant, des soldats en guenilles et crevant de faim, deux femmes vêtues avec la plus grande élégance
et toujours la silhouette de Dona Ines s'enfonçant dans la jungle

UN POEME SUR LA GRANDEUR HUMAINE

ou LE BATEAU IVRE

Le génie du film repose sur cette contradiction absolue - qu'il ne résoudra évidemment pas : la grandeur est inséparable de la folie (et de la dérision) - (et l'opposition entre Herzog et Kinski n'est qu'une déclinaison possible de cette contradiction irréductible).

Revient ainsi, et tout au long du film, ce gros plan sur le visage incliné de Kinski, avec ce regard apparemment halluciné et de la plus paradoxale des façons (toujours la même contradiction) étonnamment serein - ce regard qui regarde loin, pas devant, dedans. Et l'on peut songer alors au poème célèbre de Rimbaud, à un vers surtout : "et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir".

L'histoire d'Aguirre, conquérant perdu de l'inutile et rebelle ultime, rejoint ainsi celle du bateau, libéré de ses entraves, filant sans limites vers "le poème de la mer". Le début du poème pourrait aussi bien être celui d'Aguirre :

"Comme je descendais des fleuves impassibles / Je ne me sentis plus guidé par les haleurs / des Peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles / les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs ..."

Le défi d'Aguirre est dérisoire - mais il est grand. Contre la jungle à profil sonore qui l'enserre et qui broie, il est roi. Il fallait sans doute un acteur tel que Kinski, son jeu outrancier et presque simpliste, et en même temps d'une très étonnante sobriété, toute sa folie pour traduire ce double mouvement tellement contradictoire de la grandeur et de la dérision.

Créée

le 9 févr. 2014

Modifiée

le 10 févr. 2014

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