« Aimer », « boire » et « chanter ». Trois verbes respirant la joie, le plaisir de vivre et un monde sans accrocs. Comme toujours chez Alain Resnais, ce n’est ni par une caméra, ni par un propos que son cinéma atteint des moments de grâce comique éblouissants, mais bien par ses acteurs, leur environnement et leur jeu, qui depuis Mélo (1986) ou Smoking/No smoking (1993), ne semble avoir subi aucune mutation.

Ce film qui succède à une œuvre majeure (Vous n’avez encore rien vu, 2012) diffère cependant des autres, précisément car il n’aura lui même aucun successeur. À l’image d’Éric Rohmer (dont le dernier film était perçu comme mineur), cet artisan de la nouvelle vague clôt sa filmographie sur une comédie « théâtrale » que l’on présuppose quelconque, mais qui en réalité, par ses thèmes abordés et la fraiche vitalité qui s’en dégage, engendre de grandes émotions terrassantes que peu de cinéastes contemporains ont su atteindre en ce début de siècle. Le piège dans lequel aurait pu tomber Alain Resnais aurait été la subtile comédie intellectuelle tamponnée nouvelle vague, par conséquent ringarde et ennuyeuse pour le jeune public d’aujourd’hui.

La jeunesse qui se dégage d’Aimer, boire et chanter apparaît en ce sens comme purement renouvelée et traversée d’influences appartenant aussi bien au passé qu’au jour d’aujourd’hui. Les horloges ne sont jamais à l’heure pour Colin (Hippolyte Girardot), le téléphone portable prend possession du corps de Jack (Michel Vuillermoz) et le lâche difficilement. Des petits aléas de la vie quotidienne qui passent sous le regard d’un vieil homme trouvant notre société toujours aussi mystérieuse et bizarroïde. Ce Georges Riley que nous attendons indéfiniment, gravement malade, semblant sur le point de mourir, n’est pas sans figurer à l’évidence le vieil Alain. Dans ces petites scénettes traversant les saisons, une atmosphère chaleureuse s’en empare, malgré l’absence de décors étant représentés uniquement par des feuilles de papier colorées « annonçant – littéralement - la couleur », et générant l'ambiance du moment.

Les femmes, elles, paraissent encore plus rajeunies que les hommes. Leurs caractères restant relativement proches, Tamara (Caroline Silhol), Kathryn (Sabine Azéma) et Monica (Sandrine Kiberlain) vont former une bande à part et entrainer les hommes dans un ballet en surplace, les faisant jouer une véritable pièce et non celle qu’ils préparent hors champ. Ce comique de vaudeville tire de sa drôlerie une autre essence propre au cinéma de Resnais, venant rajouter une couche et améliorer sa mécanique si bien élaborée : le monologue en gros plan, substituant l’arrière plan réel à un quadrillage artificiel, renforce cette introspection et cette implicite psychologie des personnage ressemblant souvent à des marionnettes guidées. Les dialogues sont goulument versés et en deviennent aussi passionnant qu’une réelle discussion de familles sur n’importe quel sujet. Car nous le découvrons progressivement, le réel sujet enfoui d’Aimer, boire et chanter porte sur la mort, l’angoisse de disparaître un jour avec la frustration de ne pas avoir rempli toutes les cases. Le personnage de Monica (Sandrine Kiberlain) symbolise la naïveté de toute jeune femme à choisir sa voie, trouver son conjoint sans remettre les compteurs à zéro après la relation. L’ironique Simeon (André Dussolier), d’un air grave, tente de lui enseigner quelque chose qu’il n’a lui même, semble-t-il, jamais réellement vécu.

Tout ce défilé coloré et ces performances de jeu resteraient vaines si Resnais ne donnait pas un rythme subtilement cadencé à l’ensemble du film. Par les routes, par les airs, nous nous approchons du dessin d’une maison pour ensuite y pénétrer en prise de vue réelle. Ces raccords présents pour les changements de séquences stimulent notre intérêt pour l’observation de la scène, nous place du point de vue d’un spectateur de théâtre et non de cinéma : rarement les personnages sur l’écran auront à ce point été palpable chez Resnais, préférant le plan fixe et une composition ultra minimaliste du cadre pour nous y confronter plus facilement. L’apogée de ce dispositif, nous le retrouvons dans cette fameuse soirée se déroulant hors champ, sous les yeux de Jack assistant, comme nous, à une projection imaginaire, une image de sa conscience. Au fur et à mesure que les saisons passent, le temps et les sentiments changent, pour finalement atteindre un dénouement à la fois burlesque, naïf, d’une tristesse dans toute sa retenue. C’est dans ce moment là qu’Alain est le mieux présent. Cet Alain qui nous quitte avec une classe sans équivalent.
Forrest
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le 6 avr. 2014

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