le 11 juin 2012
Mother ! You bitch !
L'un des inqualifiables nombreux manques à ma culture cinématographique est comblé. J'ai enfin vu Alien. Je redoutais cette confrontation avec ce monument annoncé. Fanatique absolu de Blade Runner,...
Un souffle d’ombre semble précéder chaque image, comme si le film naissait d’une pulsation enfouie bien plus ancienne que son récit, et qu’il avançait dans la mémoire du spectateur avant même d’apparaître sur l’écran. À chaque vision du chef-d’œuvre de Ridley Scott, un sentiment étrange affleure, celui d’être happé dans un espace où les lois du monde s’affaissent, où l’obscurité possède une densité minérale, presque organique, et où la lumière ne sert plus à éclairer mais à révéler la fragilité de toute présence humaine. On entre dans Alien – Le 8ᵉ Passager comme on franchit un seuil interdit, et l’on comprend aussitôt que quelque chose, dans le film, excède sa propre histoire, comme si derrière l’aventure spatiale, derrière la technologie, derrière la chasse à la créature, se jouait une méditation sur la peur primitive, la plus archaïque, celle qui renvoie à la chair, au sexe, à la naissance et à la mort.
Il suffit de considérer la première dérive de la caméra à l’intérieur du Nostromo, cette errance lente parmi les coursives désertes, pour sentir que Scott installe un temple de froid et de silence. Rien ne s’y passe encore, mais déjà tout menace. Le cadre s’étire, suspend le temps, caresse les surfaces métalliques avec une douceur inquiétante. Ce prélude, qui pourrait n’être qu’un banal établissement de décor, devient une cérémonie muette ; la machine semble dormir, mais son sommeil n’est pas apaisé, il ressemble à celui d’un animal massif prêt à respirer de nouveau. Quand l’équipage s’éveille enfin, arraché à une hibernation clinique, la vie apparaît comme un accident, une intrusion minuscule dans un environnement fait pour la contenir, la discipliner, la réduire. C’est ce renversement fondateur – la matière qui domine l’humain – qui prépare tout le vertige du film.
Chaque plan paraît conçu pour enfermer les corps, pour leur refuser toute échappée. Scott filme les couloirs du Nostromo avec une précision qui confine à la tyrannie visuelle ; l’espace s’amenuise sans cesse, se replie, devient un piège où la caméra, souvent posée à hauteur de regard ou glissant avec lenteur, transforme chaque déplacement en épreuve. Cette maîtrise du cadre, où la géométrie froide du décor entre en résonance avec la peur viscérale du spectateur, confère au film son souffle hypnotique. Le montage, d’un calme presque funèbre, laisse la tension s’infiltrer dans les interstices, tandis que la bande-son de Jerry Goldsmith, stratifiée entre nappes synthétiques et grondements sourds, pulse comme un cœur contrarié. Rien n’est explicitement terrifiant ; tout l’est, pourtant, à travers la manière dont le film organise son rythme, ses silences, sa menace.
Il faut ici souligner la part décisive des collaborateurs, car le miracle du film est aussi celui d’un collectif qui sculpte l’image et le son ; Derek Vanlint, par une photographie soucieuse des contrastes et des plages d’ombre, impose une physionomie lumineuse au vaisseau ; Terry Rawlings, au montage, module le tempo pour que l’angoisse s’installe sans à-coup ; le scénario, forgé par Dan O’Bannon et Ronald Shusett, donne à l’ossature narrative sa dureté mythologique. Ces signatures techniques ne sont pas des détails d’atelier ; elles participent, corps et âme, à l’économie symbolique du film, elles sont la main secrète qui transforme la peur en poésie visuelle.
Et puis vient le moment où l’expédition sur la planète abandonne le registre de la science-fiction pour entrer dans une zone indistincte, où la découverte du vaisseau échoué ressemble moins à une exploration qu’à une profanation. Les silhouettes humaines, minuscules, se fondent dans l’immensité d’un paysage indéchiffrable. Le hors-champ devient un territoire de songe et d’effroi. L’intérieur du vaisseau, avec ses parois ondulantes, ses courbes étrangement organiques, évoque davantage l’intérieur d’un vaste organisme que l’œuvre d’une civilisation avancée. C’est là que le film, sans rien dire, sans le moindre commentaire, infuse le spectateur d’une idée fulgurante : ce qu’ils pénètrent n’est pas un lieu, mais un corps ; ce qu’ils réveillent n’est pas un mystère, mais un traumatisme.
La scène du facehugger, avec son mélange de pulsation charnelle et de mécanique implacable, possède encore aujourd’hui une puissance dérangeante. Scott filme l’attaque avec une clarté clinique, sans ralentis ni emphase, comme si l’horreur n’avait nul besoin d’être soulignée. La créature se fixe au visage de Kane avec une brutalité sexuelle que le film n’édulcore jamais ; c’est un viol, un saccage du corps, une pénétration imposée. Cette imagerie, audacieuse à l’époque et toujours foudroyante, renverse les conventions du cinéma d’épouvante : ce n’est plus la monstruosité qui menace la féminité, mais l’inverse, un organisme phallique qui réduit le corps masculin à une matrice involontaire. Le film ose cette inversion avec une limpidité effrayante, comme si l’horreur naissait précisément de l’idée que chacun porte en soi une vulnérabilité sexuelle prête à être retournée contre lui.
À ce stade, Alien aurait pu se contenter d’être un film de monstre brillant, mais Scott et ses collaborateurs, notamment H. R. Giger dont le design fœtal et cauchemardesque innerve chaque plan, transforment la créature en métaphore vivante. Giger apporte au film non seulement des formes mais une ontologie visuelle : ses peintures — dont certaines idées proviennent de travaux antérieurs, souvent nommés « nécronomiques » par la postérité critique — offrent un bestiaire biomécanique où la chair et la machine se confondent. Lorsque naît le xénomorphe, dans la scène de table devenue mythique, il ne s’agit pas simplement d’un surgissement gore, mais de l’accouchement le plus brutal de l’histoire du cinéma. Le montage, d’une précision chirurgicale, alterne les regards incrédules, les spasmes de Kane, l’immobilité paniquée de ses camarades, et soudain, dans un jaillissement qui semble violer l’idée même de naissance, la chose surgit. L’horreur n’est pas tant dans le sang que dans la logique invertie de ce qui se produit ; quelque chose vient au monde en détruisant celui qui le porte. Le film ne montre pas un monstre : il montre l’envers de la vie.
Il est juste de nommer aussi l’incarnation physique de cette idée ; le corps longiligne et presque androgine de la créature fut rendu vivant par Bolaji Badejo, dont la stature et les gestes contribuent à rendre l’alien plus qu’un effet : une présence chorégraphique. Les effets pratiques et les maquillage, le travail de l’équipe des effets spéciaux, donnent au film une matérialité qui aujourd’hui encore résiste à l’épreuve du temps ; la créature n’est pas un hologramme, elle a pesé, occupé l’air et le sol du plateau, et cette densité confère aux apparitions toute leur charge terrifiante.
À partir de là, chaque apparition de la créature devient un moment de cinéma pur, façonné par la maîtrise du cadre et du hors-champ. Scott refuse presque toujours de la filmer frontalement. Le spectateur devine une silhouette, une courbe, un éclat de lumière sur une carapace humide. La caméra s’attarde davantage sur les couloirs désertés que sur l’animal, accentuant la sensation que le Nostromo lui-même s’est métamorphosé sous l’influence de ce hôte impossible. Ce qui frappe, c’est la beauté du monstre ; beauté terrible, sensuelle, monumentale, qui renvoie aux cauchemars baroques de Giger. Le xénomorphe n’est pas un simple prédateur : il est une idée incarnée, la figure même de l’autre absolu. Sa présence contamine l’espace, asphyxie la lumière, fait du moindre bruit un omen. On ne voit presque rien, mais on ressent tout.
Le parcours des survivants, fragmenté en une série d’escarmouches de plus en plus désespérées, s’articule autour d’un jeu fascinant sur les sources lumineuses. Scott sculpte l’ombre comme une matière mouvante. Les lampes vacillent, les néons éclatent, les reflets glissent sur le métal comme des filaments vivants. Le film déploie alors une dramaturgie de lumière et d’obscurité où la créature, tapie dans un recoin, semble se nourrir de la moindre suspension dans la mise en scène. Le découpage, d’une élégance presque féline, ménage les respirations, étire les secondes, et fait de chaque décision un pari contre la nuit. Il en résulte une tension organique, presque respiratoire, qui épouse la peur du spectateur au point que chaque plan semble battre à l’unisson avec son souffle.
C’est dans cette montée progressive vers l’effacement de l’humain que s’impose Ripley, incarnation bouleversante de détermination et de vulnérabilité. Sigourney Weaver trouve dans cette figure une intensité rare, qui ne doit rien aux clichés héroïques. Sa puissance ne tient ni à la force ni à la bravoure, mais à une lucidité presque douloureuse. Scott la filme souvent à contre-jour, silhouette droite, visage tendu, comme si elle était déjà en train de devenir autre chose que la simple officier du Nostromo. Ripley ne conquiert pas son statut, elle le découvre, dans un mélange d’effroi et de nécessité. Dans son regard se lit une forme de mélancolie, la conscience de perdre quelque chose de soi à mesure qu’elle survit. Ce n’est pas une victoire qu’elle cherche, mais une délivrance.
Le dernier acte, véritable long poème mécanique, condense tout ce que le film a semé : la solitude, la peur, l’éclat glacé du métal, le souffle du monstre, la lente métamorphose de l’héroïne. Lorsque Ripley progresse dans les entrailles de la navette, chaque plan respire une beauté funèbre. Le décor se resserre jusqu’à devenir presque abstrait. Le son se raréfie. La créature, dans sa splendeur grotesque, se déploie comme un cauchemar tropical enfoui dans la matière. Alors, dans l’épure la plus totale, le film atteint à une forme de sublime horrifique ; confrontation à la fois sensuelle et mortelle, où la vie semble suspendue sur un fil incandescent.
Au fil des visions, on perçoit que Alien travaille moins à effrayer qu’à instiller une connaissance ; il nous apprend la manière dont la peur s’insinue, comment elle se nourrit de suggestions et de résonances, et comment elle fait éclore, en creux, une esthétique du monstrueux. Cette leçon tient à la cohérence du geste artisanal et artistique : de la direction d’acteurs à la scénographie, de l’éclairage au bruitage, tout concourt à rendre palpable l’invisible. Le film confirme qu’un monstre puissant ne se contente pas d’exister ; il oblige à repenser la figure humaine, ses limites, ses failles.
Ce qui demeure, longtemps après la vision, n’est pas tant la frayeur que la sensation d’avoir approché une zone sacrée du cinéma. Alien appartient à ces œuvres qui, par la précision de leur geste, par l’équilibre miraculeux entre rigueur et vertige, par leur capacité à donner forme à des peurs que l’on n’ose pas nommer, étendent le territoire du possible. Il y a dans chaque raccord, dans chaque souffle, dans la moindre variation de lumière, une densité qui semble venir d’une époque où le cinéma cherchait encore à toucher l’inconnu du bout des doigts. Ce chef-d’œuvre, si souvent imité et jamais égalé, garde intacte sa puissance d’apparition.
Et lorsque le silence retombe, une fois l’écran redevenu noir, il reste cette impression étrange, comme un frisson dans l’air, que le monstre n’a pas tout à fait quitté notre monde, qu’il veille quelque part, tapi dans les replis de nos propres ombres, prêt à renaître dès que la nuit deviendra suffisamment profonde pour l’accueillir de nouveau.
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