Au départ, Aloïs Nebel est une bande dessinée signée de Jaromír Švejdik qui, par ailleurs, officie comme chanteur et compositeur sous le pseudonyme Jaromír 99. Sous la houlette du réalisateur tchèque Tomás Lunák, le projet d'adaptation prend la forme d'un film d'animation en noir et blanc qui a initialement été tourné avec de vrais comédiens dans de vrais décors pour être ensuite retravaillés selon le procédé dit 'rotoscopie', un procédé ancien dont l'avantage particulier est de reproduire avec réalisme la dynamique des mouvements et l'expression des visages. Le texan Richard Linklater a par exemple utilisé ce dispositif dans deux de ses œuvres : Waking Life en 2001 et A Scanner Darkly en 2006, une brillante adaptation du roman de l'auteur de science-fiction Philip K. Dick. Toujours est-il, aussi bien hier qu'à présent, à l'Ouest comme à l'Est, la technique fait merveille : l'impression de réalisme est fulgurante.

Après un travail visant à élaguer et condenser la bande dessinée qui tient sur trois volumes, Tomás Lunák, en compagnie de son scénariste Jaroslav Rudis, choisit néanmoins de conserver la gravité et la lourdeur du dessin. Articulée autour du personnage de Aloïs Nebel – signalons au passage que nebel signifie brouillard en allemand – l'histoire plutôt complexe se révèle d'une ampleur impressionnante puisque ce n'est pas moins d'un demi-siècle d'histoire tchèque qui est ici évoquée – et sur laquelle nous ne saurions trop conseiller au spectateur de se renseigner tant soit peu. En effet, les souvenirs embrumés et douloureux du vieux chef de gare s'étagent de l'épisode de l'annexion des Sudètes en 1945 avec l'expulsion des minorités allemandes à la Révolution de Velours en 1989 qui marque l'effondrement du régime communiste. Prenant place dans une région géographique de frontières et donc de brassages, Aloïs Nebel montre en substance l'impossibilité de l'oubli, la résurgence du passé et, en conséquence, la difficulté des transitions politiques. Outre qu'il est réalisé en noir et blanc, le film se révèle très sombre et neurasthénique, un théâtre d'ombres et de fantômes dans l'univers des cheminots tchèques. Aussi bien dans la gare centrale de Prague que dans les bâtiments de la police secrète, le film distille à la perfection une atmosphère lourde de suspicions et de manœuvres – les trafics en tous genres semblent ici monnaie courante.

Au-delà de la fluidité de l'animation qui finit par la faire oublier, il faut noter un soin tout particulier apporté à la bande-son : tous les sons, du plus insignifiant (un robinet qui goutte) au plus tonitruant (un orage qui éclate déchainant les éléments), sont perceptibles et contribuent du coup à la véracité de l'ensemble. S'il semble impossible de ne pas être conquis par la qualité plastique de Aloïs Nebel, on peut toutefois émettre quelques réserves sur une trame qui peut demeurer mystérieuse ou obscure par endroits ; mais peut-être vaut-il mieux se laisser porter par l'ambiance envoûtante et le formalisme parfait.
PatrickBraganti
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le 13 mars 2012

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