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Deux ans après Titane, vous n’êtes surement pas sans savoir que la prestigieuse palme d’or est de nouveau repartie dans les mains d’une jeune réalisatrice française émérite. Suivant La bataille de Solferino, Victoria et Sibyl, Justine Triet est de retour pour le dénommé Anatomie d’une chute, à la fois film de procès et autopsie d’un couple, disséquant les causes de la chute physique et mortelle de Samuel, et celle de sa femme, Sandra, autant dans la sphère publique que privée. L’enquête autour de cette mort ne finit que par laisser deux choix, un suicide ou un homicide. Un programme en apparence simple voir classique qui semble pourtant impressionner plus ou moins tout le monde malgré son point de départ assez simple pour ne pas dire déjà vu. Un vortex émotionnel et esthétique, une charge féministe et analyse pertinente de la figure du couple, un film de procès grandiose qui démontre l’immense talent de ses comédiens, voilà le genre d’éloge que j’ai personnellement entendu les mois qui ont suivi la projection du film à Cannes. Contrebalançant avec la polémique(tte) entourant sa réalisatrice ; pour rappel, la méchante Justine Triet avait osé pinailler et contester la soi-disant unanimement contestée politique néo-libérale, j’étais impatient de découvrir ce qu’une réalisatrice aussi prometteuse pouvait offrir sur un sujet et un genre aussi ressassé que peut être le thriller policier ou le film judiciaire. En sortant de la salle, j’étais d’avis que si, Anatomie d’une chute n’était pas sans défaut, il répondait à la plupart de mes attentes évoquées si haut et promettait un avant et un après dans la carrière de sa talentueuse et hargneuse réalisatrice.

En deux mots, je dirai qu’Anatomie d’une chute est un film démentiel et édifiant. Je ne serai pas dans la demi-mesure face à ce qui est selon moi un des meilleurs film de l’année mais aussi l’une de mes plus belles surprise, car comme dit plus haut, peu pouvait laisser présager que Justine Triet perfectionnerait à ce point son style autant que les genres auxquelles elle se confronte. Par exemple les 5 premières minutes m’ont beaucoup marqué dans ce sens, car ces courts instants précèdent l’événement déclencheur mais semblent pris sur le vif, extérieur à l’événement tragique qui s’ensuit. Le pire étant qu’inconsciemment, j’ai cherché à être plus malin que le film, à trouver des indices qui pourraient alimenter le scénario ou prévoir des révélation ultérieures, et c’est dès ce passage à première vu anodin que le piège s’active, tout m’a semblé mis en scène pour me tromper ou du moins me mettre face à mes préjugés, me donner un apriori sur une situation dont ne nous donne les clés que plus tard, afin d’être trompé et pris au dépourvu. J’ai vraiment eu la sensation que durant tout le long du métrage, c’est bien Justine Triet qui a un coup d’avance sur le spectateur et donc sur le déroulé de son intrigue. Dans ce sens, le film devient simplement pesant mais aussi humain, car choisir entre le suicide ou l’homicide c’est repenser complètement son empathie pour Sandra et les événements qui ont précédé ce raisonnement ; et par cette ambiguïté constante, bien que le procès donne son verdict, jusqu’au tout dernier plan, je doute et suis logiquement totalement pris dans l’intrigue. D’autant plus que si son synopsis peut rapidement faire penser à une intrigue de polar, malgré l’importante présence du procès, le film se recoupe toujours au drame et en particulier aux relations entre Sandra et son fils (Daniel), voir entre Sandra et son mari. Au final la dissection promise du couple n’est pas écrite dans le but de servir l’enquête mais de renforcer l’écriture des personnages et l’empathie qu’on peut avoir pour eux, rendant l’ambiguïté du film presque perverse autant dans son évident voyeurisme que le ressenti qu’on a envers les personnages. Un peu comme avec ses personnages, la narration nous force par ailleurs à assister à presque toutes les étapes de l’enquête puis du procès, nous donnant l’impression de vivre les événements, comme l’intro, en temps réel. Sans pour autant ennuyer à un seul instant et perdre de vue le drame familial, Anatomie d’une chute fait le pari de prendre cette forme, presque issue du cinéma naturaliste, pour créer une continuité avec cette cellule familiale qui est elle aussi décortiquée, filmée et narrée jusque dans ses moindres détails. Cela s’applique à la fois par de simples photos ou des discussions dont l’intérêt est très vite détourné, jusqu’à certaines scènes faisant écho à cette cellule, comme quand Sandra voit un mannequin reproduire la chute, scène arrivant comme de par hasard, et dont le côté inattendu prend rapidement aux tripes. Sauf que tout cet exercice se fait de manière limpide, car finalement, le film m’a tellement embarqué du début à la fin que je ne me suis posé ces questions qu’après visionnage, la preuve qu’Anatomie d’une chute peut hanter le spectateur des semaines après son visionnage, lui donnant l’impression de ne pas avoir fait et de ne jamais pouvoir en faire le tour.


Avec un tel travail d’écriture, il est clair que Justine Triet et son compagnon et co-scénariste Arthur Harari ont su démontrer leur talent pour passer d’une prémisse banale, à un métrage dense et puissant. Pour autant il reste à questionner la caméra de sa réalisatrice, comment traduit-elle un tel scripte avec sa mise en scène ? Pour ma part je dirai qu’il s’agit peut-être d’un des seul point négatif qui entoure Anatomie d’une chute, point qui est cependant à nuancer. Comme dit au préalable, il s’agit d’un film dense, tout à fait digeste mais qui traite d’énormément de thèmes en plus de celle de la cellule familiale, en particulier à partir du moment où le procès débute et que ce dernier se médiatise. Ces médias sont questionnés sur la manière dont ils restituent le déroulé du procès, et même ce qu’en perçoivent les intéressés comme l’accusée ; en découle le regard du public qui pourrait ou non influencer les personnages dans leurs actions ; le rapport à l’art, Sandra étant écrivaine ; etc. Un emboitement intéressant mais qui m’a semblé un peu trop souffrir de sa subtilité, j’ai eu l’impression que Justine Triet s’est trop restreinte pour ne pas rendre son film ampoulé et sur-écrit. Par moment, elle se sert de sa caméra pour exprimer ses idées avec justesse mais en manquant d’appuyer son idée, comme quand la caméra se place au rang du public, fixant Sandra, échangeant un regard à son tour. Plus une bonne idée sur le papier que sur pellicule, même si je salut l’effort, bien plus que lors de certaines scènes de discussion, dont la dernière entre Sandra et son avocat de la défense, qui exprime tout haut ce qu’il m’aurait paru plus judicieux de suggérer tout bas. Ce faisant, j’avais parfois la sensation que Justine Triet avait le cul entre deux chaises, ce qui m’a par moments un peu déçu. Mais force est de constater qu’il s’agit selon moi du seul point dommageable à attribuer, d’autant plus dans la manière dont la réalisatrice se sert de sa caméra pour incarner son récit. Je note par exemple une scène en caméra embarqué lorsque Daniel, le fils, est interrogé par les policiers, et qui vient capter le sentiment de réalité que je soulignais plus haut. Tout en restant homogènes, ces scènes s’ensuivent à d’autres plus intimes qui n’usent jamais d’un grand appareil pour créer un faux tour de force, mais qui réussissent cette fois-ci à capter et démultiplier merveilleusement les émotions mises en image. Pour autant Justine Triet prouve qu’elle a ce sens de l’image, en grande partie dans sa composition, et son montage, et la découverte du cadavre vient, par exemple, mélanger un côté brut pris sur le vif, avant de couper sur une composition millimétrée qui imprègne la rétine autant qu’elle fait froid dans le dos. On sent qu’avec ce film, sa réalisatrice à cherché des moyens de mise en scène singuliers mais pas tapageurs pour alimenter son œuvre. Surtout par rapport à ses décors, alliant ce chalet au milieu de nulle part dans la montagne (entre le cocon familial et Shining) et le tribunal ; tous deux sont à la fois sublimement filmés et amplifient, par exemple, le sentiment d’enfermement. Cette réussite est d’autant plus voyante sur le travail de montage, qui réussit à installer un rythme toujours bien tenu, tout en réussissant à faire le lien entre les styles de mise en scène que donner de la force aux scènes les plus intenses. C’est particulièrement le cas lors du procès, qui, au-delà des joutes verbales tantôt jouissives tantôt haïssables, vient mettre en scène une dispute via un magnétophone ; la violence de cette scène d’abord explicitement visuelle revient comme un fracas au procès, montrant les visages des personnages en face de cette violence et sa conséquence, soit le procès. Cette violence est d’autant plus visible quand le film s’intéresse au passé des personnages, à commencer par Sandra et sa relation avec son fils, ayant subi très jeune un accident créant un sentiment de culpabilité chez la mère et le père, sentiment qui remonte sans prévenir, sans dialogues, à ce moment précis. En en restant aux dialogues, aux photos, sauf très rarement (mais pertinemment) à des flash-backs, on ressent pleines dents les émotions des personnages. Même la photographie n’est pas laissée au hasard, avec ce grain par moment très visible qui rappellerai presque celui des polaroids entourant le chalet, alimentant encore la sensation de s’immiscer dans les secrets et l’intériorité d’une famille. Que ce soit lorsque Daniel s’initie au piano où qu’il observe la scène de crime, le grenier, l’une des forces d’Anatomie d’une chute est que malgré des enjeux différents, le spectateur est à même de disséquer les personnages pour pleinement vivre l’intrigue et ses enjeux, rien qu’avec le travail de mise en scène.


Le plus important à souligner avec Anatomie d’une chute, c’est qu’il clôt pour Justine Triet 10 ans de réalisation où elle a pu élargir ses thématiques et faire évoluer sa réalisation. Plus qu’une consécration, Anatomie d’une chute marque pour l’instant le point d’orgue dans la carrière de sa réalisatrice, qui y synthétise ses thèmes les plus chers, y dressant pour la quatrième fois un portrait de femme dans un environnement, un genre, un ton, complètement différent. C’est dans Sibyl qu’elle y fit la rencontre de celle qui incarne Sandra, à savoir… Sandra Hüller, actrice allemande dont le scripte fut spécialement écrit pour elle, embrassant notamment la problématique de la langue, Sandra ayant utilisé l’anglais comme pont avec son mari, parlant par moment français mais nostalgique de sa natale Allemagne. Au-delà de l’anecdote en elle-même, ce genre d’initiative montre bien à quel point Justine Triet a réalisé une œuvre hautement personnelle et que par conséquent, nombre de points peuvent s’éloigner de la coïncidence. La thématique de la maternité avec La bataille de Solférino, qui présentait déjà un couple toxique et la question des médias ; le procès comme fil rouge de Victoria qui en plus de dépeindre le quotidien d’une avocate (et un chien, oui j’y vient) montrait déjà certains liens de parentés avec le film du jour comme l’infidélité ; enfin Sibyl, qui en plus de parler ouvertement de voyeurisme abordait déjà un style similaire à Bergman, dans sa dissection du couple, filmant comme le personnage de Sandra, une autrice de roman. Avec tout ça, difficile d’y voir de simples références, mais loin de se réduire aux clins d’œil, Justine Triet a digéré ces thèmes pour pertinemment les associer et donner de l’ampleur à son métrage qui dès lors, en devient encore plus magistral. En effet, même si je suis légèrement déçut par l’appropriation de certains thèmes, c’est avant tout car ils me paraissaient sous-exploités, manquaient d’ampleur et non de pertinence, faisant d’Anatomie d’une chute un film incroyablement mature mais pas non plus rigide. Surtout, le dernier point le plus important dans la réussite du film et que je n’ai pas encore évoqué, ce sont les comédiens. Loin de la performance over-the-top malgré que certains, dont Antoine Reinartz, aient des rôles plus ou moins caricaturaux (ici l’avocat général arrogant et profondément détestable), ils réussissent tous à trouver le juste milieu entre le vraisemblable, quelque chose d’humain, nuancé et profondément empathique, puis le rentre-dedans lors des séquences les plus fortes. Si nombre louanges ont été à raison adressées à Sandra Hüller, en partie car elle apporte énormément à la recherche d’ambiguïté énoncée plus-haut, il faut absolument noter les performances démentielles du reste du casting, que ce soit Swann Arlaud en avocat de la défense, Samuel Theis en père fantôme (le personnage s’appelle Samuel d’ailleurs), dont les quelques scènes (dont une fantasmée par son fils) hantent chacune de ses mentions, ou encore une fois Antoine Reinartz, dont le rôle aurait totalement pu faire plonger le métrage, mais qui réussit à ne jamais trop en faire pour rester ce personnage antipathique mais ironiquement passionnant à écouter, quitte à faire suer les spectateurs. Le plus fort reste encore la direction d’acteur de Milo Machado Graner, le fils, alliant un naturel parfois hésitant et une maitrise presque effrayante de son texte, autant pour son côté vraisemblable que dans le développement de son personnage. Mieux encore, il partage souvent ses scènes avec le meilleur personnages du film, responsable de l’autre immense récompense attribué à Justine Triet, soit, la palme dog. Car oui, il faut parler de Snoop, le chien de la famille qui est à la fois absolument adorable, donnant un sentiment de réconfort bienvenu, mais qui, finit par prendre de plus en plus d’importance en tant que personnage inhérent au récit. Au point où l’attache un peu naïve que je m’en suis fait s’est rapidement retourné contre moi, que ce soit dans une logique froide (c’est lui qui amène Daniel au corps de son père) qu’une réelle importance scénaristique dans une scène que je ne divulguerai pas, et qui risque de faire mal, très mal. Plus que de bien dresser ce chien, les efforts esthétiques de Justine Triet lui ont permis de faire de cet animal un réel catalyseur d’émotions au même titre que ses autres personnages, encore une fois en jouant avec nos attentes et aprioris. Ainsi plus que de simplement faire évoluer son cinéma, elle donne de la matière, par son expérience, à ses acteurs qui amplifient eux-mêmes les très fortes émotions véhiculées par Anatomie d’une chute.




Mêlant une maitrise prodigieuse de presque tous ses moyens esthétiques et le point d’orgue de 10 années de création, Justine Triet entre définitivement dans la cour des grands avec ce coup de poing émotionnel et cinématographique, réussissant à être aussi accessible dans sa forme que précise sur son fond. Au-delà de ses qualités propre, ce qui marque avant tout dans Anatomie d’une chute, après la joie de voir du grand cinéma, c’est qu’il hante inlassablement le spectateur, que ce soit pour des scènes en particulier ou le désir de creuser encore plus ce métrage dense, dont je n’ai clairement pas fait le tour et que j’ai très hâte de revoir.

Vacherin Prod

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