Quand on raconte une histoire à quelqu'un.e on produit des effets sur ellui. Comme chacun, chacune sait par l'expérience du téléphone arabe, une histoire répétée change de contenu et d'effet sur cellui qui l'entend.

C'est en cela qu'un récit se comprend dans ses moyens spécifiques, dans ses mots, ses images, son déroulement. On n'accède pas au même récit quand on lit un synopsis et quand on regarde le film. Aucun résumé, sinon d'un mauvais film ou d'un film expérimental, ne saurait se confondre avec l'histoire telle qu'elle est racontée dans le film. Pour comprendre et apprécier ce film il faut prêter attention avec précision à son déroulé.


Anatomie d'une chute est une machine de guerre. Ce film ne se contente pas de montrer, de narrer : il fonctionne, il produit, il remue, il tord lae spectateur. Il reprend des ficelles du thriller et du film policier. Il pose des énigmes : "comment est mort Samuel?", "que se passe t il dans cette maison?", "quelle relation avaient Sandra et Samuel?". Mais il n'y répond pas ! Il ne donne au spectateur que des fragments et des points de vue. Les cameras subjectives se succèdent. On suit le regard d'un chien, sa vitesse, son déplacement instinctif et ses sens affutés. Puis on épouse le regard flou d'un enfant mal voyant. Les questions succèdent aux questions.


Il n'empêche, la mort est suspecte. On doit élucider le problème factuel central : comment est arrivé cette chute.

En une scène qui résonne avec l'ensemble du film, l'autopsie, le médecin légiste donne les instructions, la méthode, pour faire l'anatomie du cadavre de Samuel. "Plan large, plan serré, plan large, plan serré" répète-il. Or ce que nous voyons est un gros plan décadré. Voilà une opposition qui structure l'ensemble du film. Il y a une volonté de savoir objective portée par des personnes extérieures au couple et il y a des fragments subjectifs qui ne se complètent jamais tout à fait.


Michel Foucault s'était interrogé sur cette volonté de savoir qui anime toute l'histoire de l'occident. (non dans le livre éponyme qui interroge la volonté de savoir le sexe, mais dans ses cours au collège de france qui élargissent au savoir en tant que tel). Foucault proposait un décentrement. Cessons un instant de chercher à savoir et demandons nous quels effets produit cette volonté de savoir. Et si la vérité, mot magique et graal de tous les "chercheurs" de savoir ne préexistait pas à cette recherche ? Et si nous avions créé la vérité par le simple fait la poser comme notre objectif ? Si cette vérité n'existe pas alors que faisons nous quand nous la cherchons ?


Vous ne saurez jamais si Samuel s'est suicidé ou a été assassiné. Et pour cause : le film ne tranche pas tout à fait. Il y a plus : ce n'est qu'une fiction ! Jamais aucun samuel n'a chuté, est mort. Il n'y a aucune vérité de sa mort parce qu'elle est fictive et que la fiction ne tranche pas. Et pourtant cette vérité complètement fictive vous mène en bateau ainsi que tous les personnages. Dans le fond peu importe de savoir la vérité de cette chute : il est beaucoup plus intéressant de voir ce que cette vérité produit, implique, occasionne de violences et de souffrances.


Le concept même de vérité est né dans les tribunaux. Dans Les maîtres de vérité en Grèce arhaïque Marcel Détienne rappelle que l'aléthéia, vérité en grec ancien, bien avant de désigner la connaissance objective des faits est un pouvoir détenu par le roi qui rend la justice. Dans le même temps les guerriers achéens se réunissaient en des assemblées où l'on opposait des arguments et les points de vue dans une dramaturgie qui, à Athènes, allait donner son lexique et son fonctionnement à rien de moins que la politique et la démocratie, la philosophie et la science, et la justice des tribunaux.


Deux mille cinq cents ans plus tard cette dramaturgie s'est sophistiqué et a étendu son efficace. C'est au nom de la vérité que les médias infects, la police, le juge, l'avocat général vont provoquer la chute de Sandra. De quelle anatomie parle t-on ? De celle, vaine, du médecin légiste qui utilise la vérité objective pour provoquer l'accusation de Sandra ou de celle, métaphorique, que Michel Foucault a désigné "d'anatomo politique" et qui est développé par des institutions comme le tribunal pour disséquer ses sujets et les mettre au pas ?


Plutôt que d'utiliser la caméra comme un révélateur de vérité, qui montre les faits et rien que les faits comme c'est le cas dans ces séries policières où l'on montrera ce qui s'est vraiment passé au moyen d'une scène finale, Justine Triet a fait le choix des images lacunaires et d'un récit elliptique. Les plans sont serrés, flous, l'image change qualité et de texture selon les points de vue. Surtout Triet décide de moins donner de place à l'expérience de Sandra et Daniel qu'à l'action des médias et de la police-justice. La fascination d'une société malade pour le meurtre présumée d'une écrivaine à succès va substituer à une impossible vérité factuelle une vérité politique et productive. Michel Foucault n'a cessé de le répéter. Le pouvoir n'est pas une entité qui autorise et qui interdit, c'est une entité qui produit le monde, qui provoque les événements et choisit les identités des unes et des autres. Ici c'est Sandra elle même ainsi que sa relation avec Samuel qui vont être produites par le tribunal. Alors que l'amour et la complicité est le coeur de la relation que Sandra décrit à Vincent, le jeu cynique de la joute oratoire entre avocats va mener Sandra et Vincent à s'asujettir à la dramaturgie de la justice et des médias : Sandra doit cracher sur la mémoire de celui qu'elle aimait malgré la souffrance. Elle doit le détruire devant le tribunal pour qu'on se prête à l'hypothèse du suicide.

Tout est dans l'ellipse : vous ne saurez pas ce que Sandra traverse : vous saurez ce que l'avocat, la juge et bfmtv font d'elle. Une profusion de tentatives de reconstitutions, toutes vaines, déroulent le pouvoir de cette volonté de vérité.


Justine Triet a affirmé que c’était son film le plus personnel. Le premier échange du film pose immédiatement l'enjeu : à quel point un.e artiste s'inspire t'iel de sa propre vie ? Sandra l'écrivaine à succès balaye la question. Elle est pourtant au coeur de ce film. Justine Triet a écrit le scénario avec son compagnon Arthur Harari sur un couple d'écrivain où la femme brille et l'homme est rongé par la haine de soi. Sans que nous ne sachions rien de ce qui s'est passé dans le couple Triet-Harari, il est clair que le film prend en charge des questions qui traversent leur relation, avec une frontalité que n'oseraient pas beaucoup de couple. Quelle belle manière de se dépatouiller avec ses questionnements sans tomber dans le voyeurisme : créer à deux une fiction tragique où le couple chute dans ses derniers retranchements.


Subtilement ce film prend en charge les enjeux du féminisme qui agitent violemment ou avec beaucoup d'esbroufe la totalité des mondes artistiques. Pas de représentation "positive", normative, ridicule. Ici il s'agit de traverser la violence subie par une femme artiste par un système judiciaire violent. Le film montre la violence, les manipulations rhétoriques des avocats, l'instrumentalisation par l'avocat générale de la "misogynie" du morceau de la scène initiale, l'écrasement de la parole de l'enfant par le tutoiement de la juge. Mais le film s'attache aussi à dérouler les questions sans dogmatisme. La scène de ménage montre une femme sans empathie et violente. La relation maternelle est distante et mise à rude épreuve. L'égoisme et l'orgueil des deux écrivains motivent bien des paroles.

Surtout le film se défie de tout dogmatisme en donnant toute leur légitimité aux savoirs fragmentaires, dans la lignée de l'épistémologie féministe et des luttes des savoirs minoritaires. L'enfant raisonne mieux que l'avocat, le chien possède une acuité qui manque à tous les experts.

In fine Anatomie d'une chute propose une grande opération de politisation de la vérité où tout se discute, où les prétentions d'objectivité sont montrés comme des instruments de pouvoir (la psychanalyse de samuel, la psychiatrie de l'enfant, la partialité des experts en chute) et où rien ne s'obtient sans une lutte où la valeur est accordée au parti sensible. Les impératifs qui présideront à la disculpation finale sont de l'ordre de l'affectif. Alors que c'est précisément cet affectif qui a été écrasé dans toutes ces diatribes, alors que la justice a réussi à séparer le fils de sa mère, c'est son attachement qui le mènera à la blanchir volontairement.

DaimyoNitsu
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le 3 sept. 2023

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