Qu'on ne s'étonne pas que ce roman plaise aux inrocks et aux milieux culturels parisiens, ils sont l'objet du livre. Vernon Subutex montre plus qu'il ne dit, il servira bien plus de document que de classique littéraire car Vernon Subutex c'est l'échec d'un retour au roman réaliste que l'on finissait à la fois ému et enrichi. En cela il montre l'impossibilité de revenir à ce genre de formes littéraires plus qu'il ne révèle grand chose sur notre société.


Virginie Despentes tente de présenter des personnages et des faits sociaux étendus et divers pour capter ce qui fait notre époque. Non seulement le roman est composé d'une succession de chapitres se focalisant sur un personnage particulier mais plus que cela, il énumère, souvent allusivement, une flopée de réalités propres à notre époque (la youtubeuse beauté, game of thrones, le déchaînement sur twitter etc). C'est là un double échec.


D'abord parce que le propre du romancier réaliste c'est de donner l'illusion de son absence. Ici au contraire c'est le portrait de Virginie Despentes qui se dessine au fil de ses connaissances et de son point de vue sur ces gens (non pas qu'elle les juge mais la sélection des éléments représentés trahit une position sociale et idéologique). Cette présence de l'auteure est d'autant plus forte que les personnages sont parfois stéréotypés, lacunaires, imprécis. Ils ne correspondent pas à leurs homologues réels. Derrière ces personnages on voit donc une parisienne lettrée nostalgique de sa jeunesse punk et qui est désespérée d'une époque qu'elle lit avec plus de nostalgie que de lucidité.



L'échec stylistique



Ce qui aurait pu être un tableau riche et intelligent de notre société avorte essentiellement en raison du style. Prétendument nerveuse et resserrée, l'écriture est plutôt perdue entre le français courant maladroit (sans contraction des démonstratifs ou sans retrait de l'adverbe 'ne') et une langue familière et vulgaire plus réussie. Le nœud du problème réside dans une mauvaise mise en œuvre du dialogisme, c'est à dire de l'assemblage d'une multiplicité de voix sociales et individuelles.
Despentes mêle de manière confuse le point de vue omniscient du narrateur et le point de vue interne du personnage, de même qu'elle mêle la voix du personnage (son idiolecte, son lexique, sa syntaxe, ses idées) et la voix du narrateur (censée être plus neutre mais j'y reviendrai), mais cela n'aboutit pas. Chaque chapitre est écrit à la 3e personne au passé, ce qui implique que la voix du personnage soit rendue au discours indirect libre (sans marquer la distinction entre le discours du narrateur et celui du perso), or ici elle aligne et amalgame des réflexions personnelles (ex: 'c'est devenu classe de lâcher des remarques réacs de droite') et le discours des personnages dans une écriture qui n'est ni celle du narrateur ni celle du personnage. C'est pas que ça nuit au discours auctorial (ça serait pas un problème) c'est que ça nuit au dialogisme, c'est à dire à la présence de langues sociales et individuelles multiples.
Ces confusions techniques sont en fait symptomatiques d'un échec stylistique général. A plusieurs reprises elle cite l'incipit de Voyage au bout de la nuit 'Ca a débuté comme ça', on voit donc son modèle. Mais non contente d'échouer à mêler et distinguer les différentes voix de notre société, elle échoue aussi le syncrétisme stylistique qui fait tout l'intérêt du bouquin de Céline. L'idée de ce dernier était de créer un style sui generis à partir d'argot, de mots soutenus, d'une syntaxe soutenue datant du XVIIIe siècle et d'une syntaxe populaire du XXe. Il était parvenu à montrer toute la richesse du parler populaire et de son vocabulaire. Au contraire Despentes ne choisit pas entre la création d'un style hétérogène et la distinction claire entre les voix. En résulte un texte mal écrit qui alterne entre le langage courant insipide et maladroit et un langage parlé tout aussi maladroit car mal retranscrit. Un parfait exemple de cet échec c'est le personnage d'Aicha. Non seulement son profil social est très improbable, une fille d'universitaire arabe à Paris VIII devenue fervente musulmane ça n'existe tout simplement pas mais trahit plutôt la peur de l'auteure face à l'islam, mais il est surtout très mal rendue par le langage. Alors que la langue des jeunes françaises d'aujourd'hui attachés à l'islam et à leur pays d'origine est enrichie par un mélange de termes arabes, de termes français et de syntaxe populaire, elle est rendue dans le roman par une inexactitude lexicale complète (se réduisant au mot 'meuf') et par une profusion de gros mots qui ne caractérise pas du tout ce sociolecte.
Il faut reconnaitre que l'objectif que s'était donné Virginie Despentes est extrêmement difficile. La distance croissante entre le français parlé et le français écrit, de même que le renforcement des rapports de domination qui lient les différents groupes sociaux français (ce qu'on appelle très mal "le communautarisme", ou encore pire "la fainéantise") font disparaitre les trajectoires sociales d'auteurs déclassés, transclasses, marginaux ou aventuriers et les empêchent de créer un style hétérogène, beau et juste. Intéressant de constater que Virginie Despentes est elle-même une ancienne auteure marginale qui s'est embourgeoisée et peine à relier ces deux époques de sa vie. Voilà pourquoi j'y vois plus de nostalgie ou de plainte que d'observations intéressantes.



L'échec analytique



Il tient d'abord à la restriction nécessaire d'un roman de 400 pages: c'est court pour comprendre la société française contemporaine qui est encore plus complexe que celle de Zola par exemple. Beaucoup de profils et de fait sociaux sont uniquement évoqués à la va vite. Lukacs notait déjà qu'entre Balzac et Zola le roman français était passé d'un réalisme efficace qui se limitait à quelques faits longuement analysés à une volonté de précision positive si grande qu'elle menait à la confusion et à l'énumération vide.
Que nous dit donc Despentes de notre société ? Le profil de Vernon est sans doute très juste tout comme tous ces personnages qui lui ressemblent et qui ressemblent en vérité au milieu originel de l'auteure. Un constat de précarisation généralisé, ok, un constat d'isolement et de brutalité croissants lié aux technologies numériques, ok, le triomphe des valeurs marchandes, ok, la disparition des milieux interlopes, ok. C'est déjà très intéressant mais constater ce n'est pas relier dans une totalité sociale et ainsi donner un sens. Plus les personnages s'éloignent du monde de Despentes (qui doit pourtant faire parti des gens qui connaissent le plus de types de gens différents, son expérience est indéniable) moins les analyses sont intéressantes.
Ça nous renvoie aussi à Balzac et son "démon excplicatif", qui motivait énormément ses récits par des discours non-narratifs et généraux, ou aux romanciers anglophones encore plus friands de ces procédés. Sauf que Balzac articulait ces motivations lourdes et imprécises à une cosmologie romanesque immense et toujours fine. Ici l'ambition du roman amène l'auteure à préférer le récit flash-back à la scène. La scène romanesque c'était justement toute la richesse du roman réaliste qui donne au lecteur l'illusion de vivre à la place des hommes de la société évoquée et de traverser leurs émotion tout en en comprenant les causes et le sens grâce au narrateur. A sa place Despentes a fait le pari du discours indirect libre, mais c'est justement l'échec du bouquin.
Il n'y a donc pas vraiment d'analyse mais une succession de faits sans doute réels mais dont on ne saisit pas davantage le sens à la fin du livre. Avec quelques recherches sur internet et le visionnage de documentaires sur des sujets variés on en apprendrait autant.


Ca reste un roman très drôle (Patrice, le racisme décomplexé de Xavier, le trader complètement taré: c'est surtout dans la hargne et le mépris que Despentes parvient à faire illusion et susciter le rire), la fin est sublime et on apprend forcément sur notre société tant il est difficile d'accumuler des expériences comme celles de Virginie Despentes (de l'ado parisien sarkoziste à la vieille femme seule et dépressive en passant par la trans brésilienne et l'héroïnomane fils à papa) mais ce qu'on apprend reste superficiel. Comme les plaintes d'une femme vieillissante et nostalgique qui voit le monde partir en couille et qui observe avec intérêt la musique et les moeurs numériques contemporaines sans bien les comprendre.

DaimyoNitsu
6
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le 2 mai 2019

Critique lue 980 fois

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DaimyoNitsu

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