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Franchement c'est du haut niveau. Mais comme on dit dans le foot, la réussite au plus haut niveau ça se joue sur des détails. Et ici ça ne loupe pas : ce sont ces détails qui, à mon humble avis, font de la Palme 2023 un bon film... insuffisamment grand.

Anatomie est un métrage dense par son écriture en millefeuille et par les thématiques qu'il aborde. Il n'en demeure pas moins que c'est un film qui se mord la queue. A trop vouloir montrer, faire entendre, et dire (les 3 de manière distincte mais, parfois aussi, en même temps) on perd non seulement l'ambiguïté installée au début mais aussi l'émotion et l'identification. Anatomie est un film "mental", ce qui plaît à Triet selon ses propres dires. Mais un film mental dont le scénario met les émotions des personnages à distance. Triet abandonne la possible ambivalence de l'héroïne tout simplement parce qu'en choisissant de voiler son intériorité émotionnelle - autrement dit ses pulsions - elle se limite à la (supposée) dimension cérébrale du personnage. La question devient "qu'est-ce qui se passe dans sa tête ?" et non plus "qu'est-ce qui s'est passé ?" et surtout "pourquoi cela s'est passé ?", raison d'être de tous les polars et autres films de procès. Sauf que son film n'est pas un polar bien qu'il en use les codes dans sa première partie. Il s'agit d'un film psychologique qui semble se rêver en étude de moeurs, portant la volonté d'un regard nouveau sur un phénomène social donné, à savoir le couple. Mais comment faire quand le couple n'est plus ? Il faut convoquer le souvenir, et donc le cérébral.

La cérébralité du scénario surgit à travers divers niveaux d'images et de représentations sonores, venant tordre notre perception antérieure. Et cela fonctionne bien. J'entendais Triet dans son vidéoclub citer Les Choses de la Vie et son côté "mental". C'est vrai que le film de Sautet est admirable de ce point de vue mais il est aussi bouleversant, notamment parce qu'il convoque le souvenir non comme fait mais comme sensation, comme émotion injustement perdue. Or, chez Triet le couple n'existe pas a priori, si ce n'est à travers la "vengeance sonore" du mari qui fait éclater sa frustration de manière enfantine et viriliste. Il est vrai que leur couple, vicié, ne peut être l'objet de souvenirs heureux et d'autant plus douloureux. Mais il est vrai aussi que les apparitions du père n'auront aucunement pour objet de le présenter en être aimé et regretté, et ce avant tout parce que Triet fait le choix de distancier le point de vue de Sandra, de ne même pas entrer dans son intériorité. C'est cela même qui rend les apparitions du père, surgissant uniquement dans le cadre du procès, selon la pure logique factuelle, comme insuffisamment chargées en émotions.

Excepté peut-être pour la scène où Daniel se remémore la discussion à propos du chien malade, brillamment désynchronisée (en utilisant la voix du fils, en off, sur les lèvres du père).

Tout cela pour dire que la cérébralité du film est davantage au service d'une posture intellectuelle que sensationnelle. Ce n'est pas une critique, juste un fait (et oui moi aussi je peux le faire Justine).

Comment croire à un chagrin d'amour quand on n'a pas vu l'amour exister avant ? Comment s'identifier aux pleurs du deuil quand on n'a pas connu la personne décédée ? Je ne peux me résoudre à ce que Triet ne se soit pas posé ces questions. Ce qui peut pousser à envisager le fait qu'elle-même, consciemment ou non, considère cet homme mort comme un problème, comme un embarras - et donc un élément dont il faut "se débarrasser". Intellectuellement c'est séduisant mais le film ne va pas au bout de cette idée, qui serait celle de la culpabilité, même passive de la femme (qui aurait quelque chose à gagner dans la mort de son conjoint). Point de vue polémique, tendancieux sans doute, mais passionnant. Malheureusement, si le procès aboutit à son acquittement, le scénario ne choisit pas ce qu'il en dit : Sandra n'est ni coupable, ni victime et elle semble le reconnaître à la fin quand elle dit qu'elle imaginait le goût de la victoire (au procès) plus savoureux. L'argument est juste, honnête intellectuellement, mais le présenter de cette manière revient à dire "regardez comme on est ambigu" et donc pour moi à choisir de nous laisser choisir. Ce qui est cohérent, nous le verrons, avec le propos du film ("il faut décider soi-même") mais tout de même bougrement frustrant dans une histoire partant d'un tel postulat.

Au final, Anatomie apparaît comme une critique du couple, de la trivialité et de la médiocrité qu'il engendre. Sauf que pendant une heure et demi c'est un film de procès ! Et honnêtement, même si les procédures des experts judiciaires sont magistralement retranscrites, le fait de décortiquer des situations banales de manière répétée et bah ça devient chiant.

Je suis obligé de comparer Anatomie à Saint-Omer... tout en sachant que les deux films ne jouent pas sur le même ressort puisque chez Diop il ne s'agit pas de chercher une culpabilité mais justement d'entrer en empathie avec la coupable. Mais la différence est flagrante. Comment se laisser prendre par un scénario qui s'efforce de décortiquer son dispositif et la surface de ses personnages sans jamais les laisser être ? D'autant que l'enjeu de l'identification est primordial, et d'emblée, chez Triet. Va-t-on prendre parti pour la femme décidée mais dépassée, ou jeter des pierres sur la tiède allemande, sur la mauvaise mère ? Refuser son intériorité - c'est courageux et tenu jusqu'au bout, j'en conviens - mais ça risque aussi de laisser le spectateur à distance. Ca risque en plus d'amoindrir, de laisser de côté la radicalité potentielle de son point de vue, à savoir : est-ce qu'elle a pas un tout petit peu le droit d'avoir envie de le tuer ce mec ? Ou de jouir de son absence ?

En bref, pendant une grande partie du film, les personnages ne semblent pas avancer par et pour eux-mêmes mais seulement forcés d'agir, guidés, voire agencés sur l'échiquier de l'enquête puis dans le théâtre judiciaire. Les dialogues, tantôt époustoufflant de justesse, tantôt hyper démonstratifs vont dans ce sens.

Je me suis pourtant dit au début du procès que j'allais enfin voir un formidable film sur la dangerosité du langage. Le pari tient un moment. La vérité, quelque part, réside dans notre manière de poser les bons mots sur des émotions complexes voire contradictoires. L'enjeu du procès, où s'affrontent les redoutables rhétoriques des avocats, n'est pas de déterminer la sacro-sainte vérité mais de pousser les jurés à choisir la leur - à "décider", comme le suggère la médiatrice de justice à Daniel.Le scénar s'emploie très bien à décortiquer la langue, ses usages et ses violences. D'abord en mixant l'anglais au français et en opposant souvent les deux (non symboliquement mais rhétoriquement) : Sandra veut être plus 'specific' en anglais là où la vérité du parti accusateur ne peut exister qu'en français, langue qui englobe et délimite leur vision des choses. Triet nous rappelle ainsi qu'on ne peut essayer d'être vrai, et juste, qu'avec les bons mots mais que ces notions sont aussi subjectives. Et ça, ça suffit pour moi à rendre son travail important et passionnant à analyser.

MarceauGuillet
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le 10 sept. 2023

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Mr. SomarG

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