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Richard Linklater est le roi de l’évocation nostalgique d’époques et de lieux disparus, et ce film en est une nouvelle preuve éclatante.


Obsédé par le passage du temps, son cinéma a parfois finement inspecté des trajectoires de vie en déployant de larges canevas (Boyhood, la trilogie des Before), et à d'autres fois reconstitué avec douceur des époques révolues de sa propre existence (Dazed and Confused, Everybody Wants Some!).


Apollo 10/2 appartient davantage à la seconde catégorie, évoquant, après l’adolescence en 1976 et la vie de jeune adulte en 1980, l’enfance en 1969, mais toujours au Texas.


Dans ce nouveau film, l’angle nostalgique est poussé très loin, puisqu’il ne constitue plus ou moins qu’une série d’anecdotes brèves (racontées en voix-off et montrées à l’image) liées à un environnement appartenant au passé : Houston, à l’approche du lancement de la mission Apollo 11.


Ce côté décousu, cette structure sous forme de liste, ne devrait en théorie pas marcher : comment pourrions-nous accrocher pendant 1h30 à la description de ce qu’un gamin mangeait ou regardait à la télévision en ce temps-là ?


C’est bien sûr sans compter sur le savoir faire de Linklater, qui approche son sujet avec un tel sens du détail que ce qui pourrait être décousu devient foisonnant, ce qui pourrait être superficiel devient signifiant, et ce qui pourrait être fossilisé prend vie. C’est la force de l’effet cumulatif.


Cette vitalité de l’évocation concerne aussi la forme. C’est un film en rotoscopie (technique qui consiste à “peindre” sur des images réelles), et ceci participe à ne pas en faire une simple reconstitution, directe et fidèle, de tout ce qu’évoque la voix-off. Un style plus conventionnel aurait en effet pu le figer dans un certain passéisme, en se contentant de faire remonter des images objectives fonctionnant comme des archives.


Au lieu de ça, la rotoscopie permet justement de ne pas tout à fait saisir les éléments dans leur authenticité, mais plus d’en retenir la trace, la présence, tout en y injectant une nouvelle vie. Les couleurs et les mouvements expressifs que cette technique appose sur un squelette de réel encore perceptible insuffle un relief inédit à une époque qui aurait pu n’exister qu’au simple état de souvenir. C’est l’évocation présente qui fait revivre différemment le passé, dans un effet rétrospectif, plutôt que le passé qui surgit dans le présent.


La densité du film en terme de l’univers qu’il mobilise, couplée à cette vitalité qu’impose le style d’animation, et additionné de toutes les idées visuelles (montages et effets) que Linklater ajoute à son récit fait qu’Apollo 10/2, loin de figurer la vision rétrograde d’un boomer sur le déclin, constitue plutôt le regard tendre qu’un homme adulte porte sur une culture et un moment qui étaient intrinsèquement voués à disparaître, et qui ici réémerge dans une forme qui ne saurait être confondue avec le réel.


L’univers des banlieues fraîchement construites autour de la conquête de la Lune ne pouvait effectivement durer qu’un temps, car il fallait bien qu’un jour la mission soit tentée, et en l'occurrence réussie, dans un climax qui a validé ce lieu et cette époque autour de quelque chose qui aura été vraiment beau, vraiment grandiose.


Mais que reste-t-il après cette aventure qui, discrètement, dans le fond, aura constitué la seule colonne narrative autour de laquelle tout s’est lié ? Qu’est-ce que cet univers aujourd’hui ? Par une de ses grandes audaces, et lors d’un climax qui aura été préparé dès le début, le film lie définitivement l’univers dans lequel il prend place à ceux du rêve et du fantasme, liaison qui s’est tissée à mesure que le temps s’est étiré. Celui du film, et celui de l’existence du réalisateur.


Tu sais comment fonctionnent les souvenirs. Même s’il dormait, il pensera qu’il a tout vu.” conclut le film avant de faire résonner "La forme des choses à venir", dans un très, très beau final. C’est surtout cette simple idée, d’abord introduite sous forme de gag au début avant d’être conclue sous forme de rêve à la fin, qui valide toute la dimension nostalgique de l’ensemble, toute l’évocation, tous les souvenirs mobilisés qui constituent le corps du film. Cela leur offre une autre valeur que celle d’évocation du type “Dans c’temps là…”.


Ça fait de ces moments des choses dont l’esprit s’est emparé pour se projeter en avant, les réinventant à mesure que l’écart se creusait. Ça admet les corrections qui ont pu être apportées, les choses qui ont pu être occultées, mais ça leur insuffle quand même la belle richesse de l’expérience. Et c’est pour ça que Linklater est le roi de l’évocation nostalgique.

ClémentLepape
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le 6 avr. 2022

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Clément Lepape

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