Eau. Le mot, en sa simplicité articulatoire qui le rend strictement homophone à la lettre O, forme une bulle parfaite, rond de douceur que rejoint le titre du quatrième long-métrage documentaire du réalisateur russe Viktor Kossakosky, « Aquarela ». On entrevoit, sous ce nom liquide, une approche de l’eau qui ait la délicatesse délavée de l’aquarelle... Il n’en sera rien, et Viktor Kossakovsky l’affirme hautement dès la séquence d’ouverture.


Sur les déchirements métalliques du compositeur finlandais Eicca Toppinen, la caméra survole, de plus en plus vite, les eaux gelées du lac Baïkal, vaste champ noir scintillant, traversé de zébrures, et hérissé de petites pointes diamantées. Le ton est donné : l’eau peut être l’exact opposé de la douceur et de la liquidité. S’ensuit une étrange scène, l’une des rares qui inclue des hommes, et conséquemment des paroles humaines : sur cette étendue hostile, cheminent des êtres, tantôt bipèdes, tantôt quadrupèdes, auscultant la glace, l’oreille collée contre elle, ou bien la scrutant de tous leurs yeux, visage et mains rivés à elle. Rituel longtemps mystérieux, d’autant que d’abord silencieux, mais qui finit par prendre sens : il s’agit de repêcher dans ces eaux les véhicules qui s’y sont engloutis, du fait de la fonte prématurée de la glace qui s’est dérobée sous eux, alors qu’ils utilisaient le lac gelé comme raccourci... L’opération se répètera trois fois...


Hormis une navigatrice sur son voilier, quelques Inuits, puis, à l’extrême fin, quelques Indiens, dont aucun ne profèrera un mot, l’image se détourne des hommes pour plonger dans l’univers de l’eau. Une eau protéiforme, captée aux quatre coins de la planète, selon le mode opératoire cher au réalisateur. Aucun commentaire. 96 images par seconde, afin de permettre à l’œil humain de saisir l’élément liquide dans la vivacité de son mouvement. C’est ainsi que l’on file vers les glaces du Groenland, tantôt concassées, heurtées les unes aux autres comme suite à la colère d’un géant furieux, tantôt huilées, luisantes, fondant lentement sous la caresse du soleil. Le son, recueilli par Alexander Dudarev, vaut alors tous les commentaires : grincements, crissements, gémissements, chuintements, craquements, coups sourds et obstinés... La glace tient tout un discours, et l’on se surprend à tenter de décoder ce langage inexploré.


Tous les sens ainsi en éveil, yeux écarquillés, pavillons auriculaires déployés, on se laisse entraîner par la caméra (Victor Kossakovsky lui-même à l’image, secondé par toute une équipe : Ben Bernhard, Derek Howard et Ainara Vera) dans une plongée sous-marine, glissant contre des icebergs soyeux, creusés de cupules comme une lune... Le son se ralentit, devient comme rêveur, plus languide, accompagnant la lente remontée cristalline des bulles d’air passagèrement captives.


Ces retrouvailles avec l’eau liquide nous mènent vers la grande houle des mers et l’on survole, fascinés, la profonde respiration des vagues, leurs rythmes infiniment variés, leur déferlement parfaitement peigné, enroulé avec autant de maîtrise qu’une chevelure hollywoodienne... Le vent se met de la partie, s’invite au son, despotique, et déployant tous ses rugissements. La vitesse de filmage confère une sensualité inouïe aux mouvements de l’eau, rendant l'organique perceptible sous le violent, et transformant l’élémental en animal.


Le voyage s’achève en terre amazonienne, puisque l’opaque forêt est fendue par le Rio Kerep, qui effectue le « saut de l’ange », Salto Ángel, d’une hauteur de presque mille mètres. Ce documentaire promouvant l’eau en vedette exclusive a l’élégance de se clore dans l’évanouissement de son objet, puisque les ultimes images recueillent le brouillard d’eau qu’est devenu le fleuve, après sa spectaculaire chute dans le vide.


La seule déception est provoquée par l’achèvement du film, dont on aurait voulu qu’il ne s’arrête jamais et nous garde dans son sillage.

AnneSchneider
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le 30 nov. 2019

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Anne Schneider

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