Dovjenko nous confirme avec Arsenal que c'est pas un cinéaste auquel on attribue un seul chef d'œuvre accidentel, à savoir le mémorable Zemlya.
Non il est capable d'en produire bien d'autres.


Quand on regarde Arsenal ce qui nous frappe immédiatement, c'est la bivalence (volontaire ?) de la diégèse. Comme à l'accoutumé le fond reste ancré dans l'idéologie communiste : révolution bolchevik au sein d'un arsenal ukrainien, une mutinerie explosive.
Cette mutinerie, qui n'est jamais sans rappeler Le Cuirassé Potemkine, est présentée à la fois par le biais du montage d'attraction d'Eisenstein (partiellement) - la scène du train et de l'accordéon étant l'exemple parfait -, ainsi que l'univers désespéré d'avant-garde d'un Epstein, les personnages complètement immobiles, mornes, esprit évidé. Il y a presque une ambiance horrifico-fantastique mise en exergue avec ces corps et ces visages torturés, figés dans le temps pour bien mettre le point sur les méfaits du pouvoir dominant.
Le cinéaste énumère ainsi plusieurs plans où nous pouvons voir de pauvres dames immobiles, esseulées, visages abaissé dont une qui se fera tripoter la poitrine par un officier tsariste sans scrupule. Nous avons aussi des personnages rendus fou par la société qui viennent extérioriser leur haine sur des êtres purs.
À l'instar de l'enfant et son chat dans Sátántangó, on passe d'un koulak manchot battant avec une violence stupéfiante son bétail, avant de montrer celle d'une mère cadavérique qui fustige ses enfants.


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L'immobilisation est une thématique à part entière dans ce film, une scène qui ne cesse de me rendre hilare en même temps que de m'horrifier, c'est celle de la guerre en introduction. Des contreplongées qui ne hissent pas les personnages mais l'horreur éminente de la guerre, elles hissent l'imminence de la chute des bolcheviks qui ne sont que l'ombre d'eux-mêmes. Ils sont contraints, obligés à se battre contre un ennemi invisible qui n'existe pas. Lorsqu'un soldat finit par s'en rendre compte, Dovjenko produit une dilatation temporelle par le biais du contraste des mouvements continus des nuages et l'immobilisation du soldat. Notre dilatation du temps a pour objectif d'appuyer la tension dramatique de la prise de conscience. Concernant la mise en valeur technique, la contreplongée, elle met l'accent sur la psychologie du soldat. Sortant tout juste de son aliénation, il se voit soudainement submerger de plusieurs questions d'ordre moral au point d'être pétrifié. Il est sur le point de franchir un stade important de sa vie, celui de la liberté, mais ce sentiment soudain est si brutal qu'il se bloque. Le fusil glisse des mains, ces dernières sont légèrement élevées, le cinéaste fige ainsi son personnage dans une position de remise en question.
Dovjenko hisse l'imminence de sa chute, une imminence symbolisée par un tire sur la gâchette.


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Si l'horreur survient brutalement, d'un appuie fugace sur la gâchette, Dovjenko n'oublie pas de souligner juste avant la grande labeur qui incombe aux soldats par le biais d'un plan ingénieux.
Le réalisateur place les soldats en bas du cadre, ils s'évertuent à avancer, il insiste bien sur l'enlisement de nos soldats dans ce monde tsariste régi par la soif de la guerre et le bien matériel (vous noterez l'efficience du montage : une masse de soldat lénifiée, coupure, et un tire de sang froid sur notre pauvre soldat qui sort de l'aliénation).


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Dovjenko, dans une logique pacifiste, présente cette guerre comme le fruit d'un système absurde. Cette absurdité il la fait émerger par le biais d'un ton cynique, précisément à travers deux figures militaires. Pour la première le réalisateur présente un soldat face à la caméra en plan taille qui semble s'extasier, un fou rire soudain incompréhensible. Le réalisateur prend le soin par la suite d'écrire une phrase, une antithèse cynique pour caractériser la nature de cette folie :



Il existe des gazes qui amusent une âme humaine.



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Mais comme Dovjenko est un génie, puisqu'il parvient à sortir toute la fulgurance du surjeu qui généralement a pour effet inverse, il ne s'arrête pas sur un si bon chemin. Alors il en rajoute une couche avec deux plans stupéfiants. Le premier semble nous présenter un cadavre à peine enseveli puisqu'une main reste à la surface, puis surgit un second plan d'une brutalité comique monstre : gros plan sur un visage souriant comme celui d'un Kitano qui s'apprête à se tirer une balle, corps pétrifié tel un mannequin dans une position inimaginable. Le rire vient ici transcender la réalité matérielle de notre monde, c'est un rire d'outre-tombe adressé aux tsaristes, Dovjenko se délecte des coercitions de l'armée blanche qui pensent que la mort de l'ennemi est une finalité.


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Inutile d'en dire davantage, les images sont assez éloquentes comme ça. Mais alors des (fausses) questions me taraudent l'esprit, comment est-ce possible de produire de telles images subversives ? De telles plans aux messages frictionnels en 1929 ? Friction produite entre le rire et l'horreur.
Car pour la énième fois on reconnait les grands auteurs par leur capacité à produire des paradoxes émotionnels et Dovjenko y répond sans problème. Avec ce que j'ai avancé précédemment, je suspecte Dovjenko d'être l'inventeur de ce que j'appelle pompeusement "l'absurdité comique au cynisme paroxystique", je n'ai quasiment rien vu de tel, à fortiori lorsqu'on parle du domaine du cinéma muet, pour moi ça dépasse l'imaginaire. La dernière fois que j'ai ressenti quelque chose de similaire, c'était avec certains films de Kitano, par exemple Sonatine ou encore à la fin de Battle Royale (il n'est pas réalisateur mais figure comme acteur, néanmoins Fukasaku a compris l'essence même du personnage kitanien).


Par ailleurs, notons un point et non des moindres, c'est l'insufflation du doute au sein même des personnages qui s'insurgent contre le pouvoir dominant. Ce doute qui briserait presque la forme manichéenne du film. En effet, Dovjenko, s'il insiste davantage sur les horreurs perpétrées par l'armée blanche, il n'empêche que les déboulements des bolcheviks sont loin d'être présentés de manière méliorative. Le réalisateur nous donne vraiment l'impression que l'un comme l'autre peuvent être parcouru de monstruosité en tout genre, en témoigne la scène ô combien iconique du duel entre le bolchevik et le tsariste. Ce dernier tient un pistolet et profère sa mort proche à condition qu'il se mette face au mur. Après quelques minutes, le bolchevik est atteint d'un acte de bravoure et décide de se retourner puis se rapproche de l'ennemi et lui demande s'il est capable de l'abattre en gardant les yeux rivés sur lui. Poltron qu'il est, il fut incapable de passer à l'acte. Le révolutionnaire prend délicatement son arme avant de l'abattre froidement.
Difficile ne pas faire un parallèle avec le meurtre du soldat bolchevik en introduction.


On aurait donc une des rares œuvres propagandistes qui a pour ambition de non seulement être dans la continuité technique des révolutionnaires cinéastes d'époque, mais avoir aussi des messages plus nuancés.


Mais il est temps pour moi d'énoncer la vraie ambivalence du film. Celle qui me redonne foi au cinéma, qui me redonne espoir tout court, qui me donnerait presque envie de revivre ce moment de gloire de l'Union Soviétique.
Une telle profondeur, de fulgurance, c'est sincèrement du jamais vu.
J'aimerais octroyer plusieurs éloges pour le plan final.
Mais pour que ce soit intelligible, je vais devoir divulgâcher la scène, cependant, rien de bien méchant. Vous ne serez en aucun cas impacter sur le visionnage puisque les chefs-d'œuvre filmiques transcendent cette bêtise fataliste répandue par la populace et qu'on nomme éhontément : "spoiler".


Après avoir gaspillé toutes ses munitions, trois tsaristes finissent par s'approcher de l'homme à la mitrailleuse. Ils lui demandent son identité. Ce dernier, flegme, déterminé et d'un charisme incomparable leur affirme :



Un ouvrier ukrainien. Tirez sur moi !



Les trois tsaristes rechargent leur arme puis pointent le fusil dans sa direction.


Ils tirent une fois.


L'homme ne bouge pas.


Ils tirent une seconde fois.


Il ne bouge toujours pas.


S'ensuit une succession de trois plans sur l'homme à la mitrailleuse, on passe du gros plan au très gros plan ayant pour but de marquer son éminence. Son visage reste impassible.
Les trois tsaristes n'en reviennent toujours pas, ils se regardent les uns les autres et complètement ébahis lui demandent :



Vous portez une armure ?



Voici le plan final :


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Comment comprendre cette scène ô combien fascinante ?
D'abord qui est cet homme ?
Il s'agit tout simplement du chef d'une révolte qui s'est mal terminée. C'est la figure par excellence du bolchevik dont l'esprit transcende la matérialité de notre monde. Mais comment est-ce possible ?
Rappelez-vous de la scène du train. Il était le chef d'un groupe de soldat et avait le contrôle d'une partie du chemin ferroviaire jusqu'à ce qu'un malencontreux accident viennent tous les tuer. Du moins, c'est ce qu'on pouvait croire avant qu'un homme se relève en plein milieux des débris. Cet homme, c'est le chef. Ce dernier perpétuera ses idées en les transformant en actes, il va donc essayer de rassembler les hommes contre le pouvoir dominant, mais manifestement en vain.
Hélas, les tsaristes finissent par l'emporter en fusillant successivement chaque bolchevik.


Mais cela n'explique toujours pas le surréalisme de la fin.


Il faut y voir ici tout un aspect symbolique et métaphorique. Si j'ai évoqué Eisenstein et Epstein, ce n'est pas pour rien. La fin scelle un mélange des deux.
En effet, ce bolchevik s'avère être le cauchemar éternel des tsaristes, un esprit qui ne cessera de hanter les russes blancs. L'accident ferroviaire l'a rendu (im)mortel, et ainsi il n'est plus que l'ombre du désir des bolcheviks, l'ombre d'un désir inextinguible.


L'armée blanche a beau avoir terminé par un génocide, elle n'en viendra jamais à bout de l'âme rouge, c'est elle qui aura le dernier mot.


C'est sur cette lecture ambiguë que termine magistralement Dovjenko.

Ivan-T-K-M
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le 31 oct. 2021

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Ivan-T-K-M

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