Ayant loupé Senses, drame-fleuve de Hamaguchi Ryûsuke sorti l'année dernière, l’auteur de ces lignes, nippophile de son état, ne pouvait faire l’impasse sur l’intriguant Asako I & II, nouveau film du réalisateur. Senses avait été sanctifié par la critique pour ses multiples portraits de femmes – pourtant écrit à six mains masculines ! Ce film-ci avait forcément quelque chose à apporter, avec un sujet aussi intriguant.


La première moitié fait illusion, et donne le sentiment que Hamaguchi a quelque chose de fort à raconter, parce qu’elle profite du talent du cinéaste à créer de l’intime, et à diriger ses acteurs : dès le premier verre entre potes, ça sonne vrai, c'est organique, ça se rentre gentiment dedans de façon fort ludique, Hamaguchi et sa coscénariste Tanaka Sachiko s’avérant des dialoguistes plutôt doués, et ça permet de saisir rapidement les personnages grâce à un travail de caractérisation efficace (Okazaki le pote gaffeur et Haruyo la BFF rentre-dedans sont des clichés, mais des qui prennent ici vie). Des scènes comme celle de la discussion entre les trois amies sur le sofa d’Asako, pleines de spontanéité, sont parmi les nombreux exemples à profiter de ce travail.


Le film n'est pas visuellement remarquable ; à quelques beaux moments d’inspiration près sur lesquels nous reviendrons, on est dans du télévisuel de luxe, télévisuel au sens nippon du terme, c’est-à-dire du « dorama » (série télé japonaise) ; son cadrage et son montage sont assurément bien plus élaborés, mais l’effet d'ensemble n'est pas BIEN différent. Cependant, tant que l’illusion est maintenue, on apprécie carrément ce traitement visuel comme un parti pris, pour son adéquation avec la nunucherie de son romantisme : par exemple, comme dans un nombre incalculable de séries télé pour ados de l'archipel, les personnages y accordent de l’importance au sens des prénoms, dans un amusant esprit de prédestination, le coup du tremblement de terre ajoutant à ce trip d’adolescent mystique (les éléments poussent Asako dans les bras de Ryôhei !) ; l’humour candide ne manque pas (Ryôhei croyant qu’Asako le confond avec un tamanoir parce qu’elle l’appelle Baku, prénom rare et homonyme du mot japonais pour « tamanoir »…) ; le kawaii et les bôgosses de boys band non plus ; ajoutez le bruit si caractéristique des « sémi » (cigales), secouez bien, et vous obtenez un spectacle qui vous renverra à coup sûr en arrière si, comme l’auteur de ces lignes, vous avez eu votre période « dorama » dans un passé lointain. Et ça fait sens : après tout, l’intrigue d’Asako I & II tourne autour d’une jeune femme traumatisée par son premier amour, et on ne fait pas plus nunuche qu'un premier amour (« même si ça prend du temps, je te retrouverai toujours », lui dit le sien !)…


Mais cette première moitié comporte au moins un signe annonciateur de l’échec à venir : l'imprécision de la narration. Ça commence avec Asako et Baku, puis opère une ellipse un peu déconcertante qui sucre littéralement la disparition de Baku avec l’aide d’une voix-off un peu bidon, puis, pour une étrange raison, adopte le point de vue du nouveau venu Ryôhei au moment où Asako le rencontre... alors qu’on s’attendait à l’exact inverse. En matière de dramaturgie, ça manque de force, et surtout, ça dit une chose : que le cinéaste ne sait pas forcément quoi faire d’Asako.


Asako, nulle & chiante


Le problème principal du film de Hamaguchi Ryûsuke est exprimé de façon (plus ou moins) intéressante par l'inadéquation de son titre français : le prénom du personnage féminin principal, et l’ajout des mystérieux « I & II », laissent attendre un portrait de femme complexe et l’exploration des diverses facettes de sa personnalité, mais ce n'est pas vraiment ce que l’on a, au bout du compte… alors que ça aurait dû l’être.


Une intrigue comme la sienne avait essentiellement quatre choses à offrir, ou disons plutôt trois et demi :
- D’abord, le tiraillement d’Asako entre son exemplaire futur mari Ryôhei et son sauvageon de premier amour Baku, une fois ce dernier de retour ;
- ensuite, la souffrance de Ryôhei face à ce tiraillement, qui remet en question les fondements mêmes de son couple, puisque les sentiments qu’Asako a pour lui
- troisièmement, la résolution inévitablement tourmentée de ce dilemme (quoiqu’Asako fasse, elle et Ryôhei « sentiront passer » le retour de Baku ;
- et enfin, la bluette initiale entre Asako et Baku (plus) jeunes – cette dernière n’étant qu’un demi-point car on s’attend à quelque chose d’assez bateau, déjà vu cent-mille fois, ce qui est normal, car ainsi sont la plupart des premiers amours.
Or, l’intérêt de ces quatre éléments dépendait énormément du personnage d’Asako, de sa caractérisation, en d’autres termes, de la qualité d’écriture dont elle allait bénéficier : le spectateur devait ressentir l’infinité et la beauté primale de son amour pour Baku, comprendre son terrible dilemme (donc comprendre pourquoi elle en est toujours raide dingue), mais aussi comprendre son choix, quel qu’il soit. Or Asako est, du début à la fin de ce putain de film, aussi fade qu’un mauvais sushi à la crevette. Interprété par la jolie mais peu charismatique Karata Erika (hamster nippon standard de séries télé nipponnes standard, quoi), le personnage d’Asako peut se réduire à deux émotions : l’adulation béate, quand elle est face à Baku, et un vague et poli contentement, le reste du temps, un peu comme une groupie de boys band intellectuellement limitée. On ne la voit rien faire d’intéressant de ses journées, mis à part un bref coup de bénévolat. Elle ne fait preuve d’aucune répartie, ni d’un quelconque sens de l’humour. Elle se contente d’être mignonne et respectueuse des conventions, allant même demander à Ryôhei la permission de travailler, comme si c’était le genre à qui demander, et exprime le plus souvent de la confusion de biche face à des feux de voiture. Si bien que l'on se demande ce que Ryôhei lui trouve, Hamaguchi et Tanaka n’écrivant au couple même pas UNE scène de cul qui aurait pu donner un peu de... corps à leur attachement.


Les personnages de ses deux meilleures amies auraient fait de meilleures protagonistes qu’elle, pour tout dire : l’actrice Maya (très naturelle Yamashita Rio) a au moins une passion, et comble du comble, une histoire d’amour à la genèse bien plus intéressante (excellente scène où son futur mari, qu'elle prenait pour un sale con, lui confesse sa passion inassouvie pour le métier d’acteur), quant à la vieille amie d’Ôsaka, Haruyo, elle présente au moins l’intérêt d’être fun (très bien choisie Itô Sairi). Alors, de toute évidence, cela n’a pas pu échapper à Hamaguchi. On imagine que c’est l’idée derrière Asako. Sans doute ni Maya, ni Haruyo, dotées toutes deux de trop de caractère, n’auraient eu le comportement grotesque du sushi dans le dernier acte. Alors qu’être actrice est la passion de Maya, Asako semble, elle, n’avoir que Baku pour centre d'intérêt, même durant toutes ses années d’absence. Cela fait sens, soi. Mais ça ne sauve pas le personnage du naufrage.


Bien choisir l'objet de son affection, aussi...


Nous avons qualifié Asako de « personnage féminin principal » plutôt que d’héroïne parce que ce terme ne la définit de fait pas vraiment : les Français auraient plutôt dû l'intituler Ryôhei, ou Ryôhei I & II, en tout cas, quelque chose sans lien direct avec elle, car tout ce qui fait le sel de Netemo Sametemo, c’est la combinaison de deux choses : l’excellente double-performance de Higashide Masahiro, charismatique bôgosse qu’on espère revoir bientôt sur grand écran tant son potentiel de star saute aux yeux, et son deuxième personnage, celui de l'amoureux Ryôhei. Dans ce rôle comme dans celui de l’impénétrable Baku, Higashide brille, avec une nette préférence pour le second, dont il joue bien plus de scènes et fait passer les souffrances comme une lettre énamourée à la poste, victime d’une impasse existentielle rappelant celle de Watanabe Hiroko dans le chef-d’œuvre d’Iwai Shunji, Love Letter. Comme Nakayama Miho, il campe ses deux personnages si différemment qu'on les croirait joués par deux acteurs, et ce n'est pas qu'une question de coiffure...


Bien sûr, la préférence n’est pas dure puisqu’à l’exception de son charme viril de grand gars aussi mutique que mystérieux, Baku n’a pas grand-chose d’intéressant. Et c’est le problème qui, conjugué à la fadeur d’Asako, plombe tout le dernier acte du film. Si Ryôhei est un beau personnage de « gars bien », attachant, dont le spectateur maso attend avec impatience d’apprécier le désespoir, Baku prend du plomb dans l’aile dès son retour, au début du troisième acte. La tension dramatique de Netemo sametemo exigeait qu’il soit un type défendable, c’est-à-dire un peu étrange, certes, mais suffisamment étoffé et humain pour rendre émouvant le tiraillement d’Asako entre les deux hommes. Or il s’impose comme un sale con de classe internationale DÈS que le mystère de sa disparition est levé : prenez un type qui abandonne sa nana du jour au lendemain sans la moindre explication pour aller parcourir le monde, fait mannequin bôgosse pour publicités d’eau de toilette, et vient « récupérer » (littéralement) la minette sept ans plus tard comme il viendrait s'acheter un paquet de Marlboro light, secouez là aussi bien fort, et vous avez… ben oui, c’est ça, un sale con. La décision de le réintroduire de cette façon, en faisant de lui une tête d’affiches géantes sur les gratte-ciels tokyoïtes, probablement celle du roman, ne convainc pas des masses, en fait. Sa seule qualité est de conduire à cette belle scène où Asako apprend que Ryôhei avait compris depuis déjà un moment pourquoi il l'avait tant troublée au début de leur relation (mais qui pose la question de savoir COMMENT elle a réussi à zapper sa tronche alors que tout le monde autour d’elle, non !).


De l'amour ?


D’aucuns nous suggéreront que c’est voulu : le sujet d’Asako I & II, c’est la fixette de la minette sur son premier amour, et non l'amour en question. L'objet dudit premier amour peut tout à fait bien être un sale con comme Baku ; c’est d’ailleurs un lieu commun qui fait tout le touchant pathétique de ces situations, quand on idéalise son premier amour contre vents et marées de la rationalité. Alors, pourquoi pas ? Mais nous revenons alors au point de départ : la fadeur d’Asako. Un personnage pourri ? D'accord. Deux ? Moins d'accord. La possibilité qu’Asako ait un problème mental, en fait fort probable, l’amour pouvant mener à la folie quand il anime des âmes fragiles, ne rend pas moins impardonnable sa décision de filer sur un coup de tête avec Baku (comme le suggère Maya, qui lui lancera un « sayônara » bien mérité au téléphone). C’est tout ce qu’on voit, à la fin : deux cons. Un amour autodestructeur peut tout à fait toucher, à condition que ses protagonistes le méritent. Sinon, ça touche bien moins. Avant de quitter Baku au bord d’une route, Asako lui dit : « Tu n’as plus à t’inquiéter pour moi ». Euh. D’où ? Quand ? Tout ce que cette tête de nœud aura ressenti n'est au mieux qu’un simulacre d’attachement, venant probablement de sa curiosité de sociopathe. Comment aimer un personnage féminin à ce point à côté de ses pompes, même s’il finit par être touché par un éclair de lucidité ?


Et c’est là que les problèmes de narration de la première partie remet les couverts : après s’être beaucoup attaché au point de vue de Ryôhei durant tout le second acte, le film délaisse complètement ce dernier durant la fugue, le climax dramatique du film. On ne le retrouve qu'une fois la bataille finie, zombifié à l'arrière d'un taxi. Ce n’est pas un problème de crédibilité ; qu’il soit à ce point détruit tient la route (si l'on accepte qu'il puisse être raide dingue d'une fille pareille), et Higashide fait très bien le regard mort. Justement : on aurait dû le VOIR traverser cette crise. N’avoir qu’un aperçu audio de la tempête que ça a dû être, côté good guys, via le message téléphonique d’une Maya implacable et définitive, n'est pas inintéressant, mais sur le plan narratif et dramaturgique, c'est moyennement convaincant. Durant ce climax peu convaincant, la passion, puérile, amnésique, bâtie sur du vent, éclipse toute trace d'amour, alors que le film est censé confronter les deux.


C’est là qu’on pardonne moins à une mise en scène timorée. Nous avons comparé l’esthétique du film à ce qu’on voit à la télévision japonaise. La réalisation de Hamaguchi est généralement élégante, d’une sérénité parfois troublante, et méticuleuse dans son exploration des non-dits, que ce soit au sein d’un couple ou d’un groupe d’amis... mais au bout du compte, elle reste en surface, et se pare d’un écrin assez fade, sans faute de goût, mais sans rien qui ne ressort non plus, si ce n’est quelques rares moments de décrochage inspiré, comme celui où Asako admire l’océan au petit matin, ou celui où les deux jeunes amants se regardent pour la première fois. Il n’était pas question d’attendre que tout le film soit comme ça. L’amour, dans Asako I & II, le VRAI amour, tant est qu’il soit définissable, est plus à trouver du côté du discret Ryôhei que de la chouineuse Asako. L’absence de violons n’est pas un problème en soi. Mais cette frugalité affame, quand il n’y a pas de substance pour nourrir son homme.


Ne pas gober la sanctification express


Le film est adulé par la critique, sans surprise, puisque la plupart des films d’auteur japonais le sont, sauf Kawase Naomi, puisque cette dernière a trop tiré sur la corde, et qu'il est presque devenu à la mode de lui cracher dessus. Cette adulation a quelque chose de douteux : alors que les meilleurs films du monde ont tous leurs détracteurs, la page presse d’Allociné n’accorde à Asako I & II qu’UNE SEULE note inférieure à trois étoiles sur cinq… UNE sur... vingt-cinq – la timide voix dissidente de Culturebox, qui évoque à juste titre le format télévisuel et la surprenante superficialité du film, surprenante dans le sens où ce dernier laisse croire l’extrême inverse pendant un bon moment, avant que le château de cartes ne s’écroule. On parle d’Eric Rhomer et de John Cassavetes à plusieurs reprises (et dans le même ordre… ‘presque comme si l’on se pompait des idées pour avoir l’air cultivé). On parle de Proust, même, mais là, on tape dans le cliché de compétition. On parle de déconstruction du sentiment amoureux (ah ?), d’un film qui « sublimerait le trivial » (parce que ses interactions humaines sonnent juste, en gros ?), et surtout, on évoque la puissance aliénante du premier amour. À raison, de prime abord : cette aliénation est exprimée limpidement par le titre original, qui confond l'éveil et le sommeil. Mais non. Encore une fois, rien dans le film de Hamaguchi ne sonne faux (à l’exception peut-être du stratosphérique Baku ?), mais bien des films, autrement plus convaincants, ont été réalisés sur ce sujet. Si Asako I & II dit quelque chose d’un chouïa intéressant, c’est plutôt sur l’inhumaine difficulté de donner une seconde chance à l'être aimé qui a trahi – sauf cas de folie, comme celle dont est frappée Asako, et qui lui fait pardonner à Baku le plus ahurissant comportement. À la fin, quelque chose est cassé entre elle et Ryôhei. Et l’on apprécie la tragédie, Hamaguchi ayant su explorer la complexité des sentiments, tout au long de son film. Mais on ne la ressent pas dans ses tripes. Parce que Hamaguchi s’est choisi une héroïne qui n’en vaut pas la peine.

ScaarAlexander
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le 4 janv. 2019

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