Atelier est visite (sentiments, signes, passions), étagères déambulations. Un cigare pas terminé. Des films à se (re)faire. Film- et filmer l'atelier c'est aussi films à filmer, hommage hanté de possibilités, de non-faits, d'à-dire, c'est — absence totale, irremplaçable, bien connue.
[À propos de sentiments, signes, passions.]
Montage, Livre d’image : l’on connaît les termes chers au cinéaste rollois qui se voit offrir une nouvelle expression de son art cinématographique par son plus proche collaborateur des vingt dernières années, Fabrice Aragno. Ce dernier propose aux visiteurs, familiers ou non de la dernière œuvre en date de JLG, une explosion des images, sons et textes qui composent le film dans son format classique — classiquement godardien — au château de Nyon, à quelques minutes en train de la capitale Suisse et du lieu de résidence du couple le plus fameux de Rolle, sous le titre « sentiments, signes, passions. »
En pénétrant l’espace agencé par Aragno avec du matériel trouvé sur place (bancs, cimaises), chiné en brocante (chaises, tapis) ou chez une grande enseigne suédoise (étagères), l’on est proposé de suivre un sens de visite qui reprend l’ordre du film ; mais l’on découvrira rapidement soi-même que les rappels, les croisements d’images & de sons sont multiples au fil des salles, si bien que le film ne se construit plus seulement chronologiquement, mais spatialement. Fabrice Aragno le dit lui-même, alors que le lendemain de notre rencontre il allait retourner dans cet espace pour y filmer son polyptyque: s’il ne s’agit plus à proprement parler d’un film, le visiteur est invité à faire film, filmant sa déambulation entre des salles plus pâles où se reflètent sur la pierre au sol les images diffusées par quelques uns des quarante écrans disposés au gré du parcours, tels des pierre tombales numériques ; des alcôves plus intimes pour un adieu de Gabin ; plus obscures où deux chaises attendent le couple qui s’y assiéra et à l’oreille duquel Godard murmurera un texte blanchotien de André Malraux — selon le déclenchement aléatoire des images et des sons, audibles d’une salle à l’autre (et même de l’extérieur de ce château hanté, ou des bruits d’explosions répondent aux voix, etc.) — ; ou plus solaires, salles projetées à travers les fenêtres à barreaux ou les meurtrières d’une lumière faisant ouverture sur la place animée du Château ou le lac Léman, d’où les oiseaux souligneront les quelques moments de silence permis par l’algorithme de diffusion.
Images et sons donc, mais aussi textes : des livres, évidemment, ouvrages de reproductions de tableaux dont la couverture scrute le visiteur depuis des encadrures de portes successives ou qui soutiennent enceintes et écrans d’une salle à l’autre, ainsi que des noms plus ou moins connus d’antimilitaristes, de révolutionnaires et d’objecteurs & objectrices de conscience suisses, qui résonnent avec une situation politique tendue — la réalité qui rattrape la fiction. Les éléments sont ici démontés, prêts au ré-usage, et le livre est ouvert, ne reste qu’à le consulter, comme si voir un film n’était plus suffisant.
En somme, une visite, où l’œil du spectateur sera amené à être aiguisé selon les formes inhabituels de ce mode de diffusion cinématographique, est l’affaire d’une heure et demi de temps, soit à peu près la durée du montage déjà présenté depuis deux mille dix-huit du Livre d’image, mais qui, dans un laps similaire, et avec sa propre allure, permet une variation infinie d’expériences, de rapports entre le dedans et le dehors brouillant la médialité du film, et provoque isolements sporadiques de beauté dans une œuvre de Godard qui, encore en deux mille vingt, propose un film à rejouer soi-même.
Visites effectuées les mardi vingt-quatre & mercredi vingt-cinq juin deux mille vingt.
https://www.chateaudenyon.ch/fr/expositions/sentiments-signes-passions-une-exposition-de-jean-luc-godard-458