On partait plein d'espoirs, mais aussi plein de doutes pour le nouveau film de Sylvain Chomet. Première interrogation : pourquoi avoir abandonné l'animation ? Les Triplettes de Belleville et l'Illusionniste, oubliées ? Il faut bien le dire, difficile de cacher sa déception en voyant la bande-annonce d'Attila Marcel, évoquant plus un ersatz d'Amélie Poulain quand on attendait du cinéaste un nouveau dessin animé à la hauteur de sa réputation. Mais allez, on lui a quand même donné sa chance, au nouveau Chomet : d'abord parce que c'est lui, ensuite parce que, quand même, il y avait deux ou trois promesses intéressantes. Un héros muet, héritier potentiel du Jacques Tatischeff de L'Illusionniste ; trois rombières caquetantes et paradantes dignes des Triplettes... Et la thématique, centrée autour du souvenir, de la nostalgie, certes un peu trop à propos dans l'ambiance vaguement réac' de notre temps, mais si finement approchée dans les précédents films de Chomet qu'on ne pouvait pas y rester indifférent.

Eh bien voilà, après examen, Attila Marcel est une petite merveille. Un peu fourre-tout par moments, mais attachante en diable. C'est simple : là où le marketing vendait une sorte de guimauve à la Jeunet limite contrefaçon chinoise, le film est en fait surprenant de singularité, d'audace et de richesse. Sa première grande réussite, c'est déjà d'être fidèle au style Chomet sans pour autant sombrer dans la redite ni dans la paresse. Attila Marcel n'est pas seulement bourré de références à l'œuvre de Chomet, il a également un discours bien à lui qui complète brillamment les Triplettes et l'Illusionniste. C'est donc l'histoire d'un jeune homme effacé qu'une femme fait replonger dans ses souvenirs pour trouver la clé de son mutisme : avec lui, on va voyager dans les morceaux d'une enfance fantasmée, hilarante, chantante, parfois déchirante, assurément troublante... Le souvenir, dans Attila Marcel, est à la fois heureux et affreux, tout en ambivalence, bien loin du discours « c'était-mieux-avant » qu'on a envie de lui prêter à la vue de ses couleurs chaudes et lumineuses. Guillaume Gouix, dans le rôle du muet soumis à l'épreuve de la remémoration, est parfait, tout à la fois comique et flippant, léger et grave. Sa démarche dégingandée et son allure taciturne, empruntées au héros du précédent film de Chomet, lui donne un style inimitable ; il a aussi une vraie présence à l'écran, dans son stoïcisme, dans son regard douloureux, dans ses gestes maladroits. C'est un authentique personnage, consistant et poignant alors même qu'il ne pipe pas un mot, signe que Chomet n'a pas perdu la main en tournant avec de vrais acteurs.

Face à Gouix, Anne Le Ny en post-soixante-huitarde est excellente, à l'opposé pas avare de ses mots : son phrasé à elle, très décontracté et coulant, naturel, produit un contraste saisissant dont Chomet joue très bien, ponctuant son film de joutes verbales à sens unique qui donnent une dimension nouvelle à sa réflexion. Si les personnages parlent dans Attila Marcel, c'est qu'il y a une raison. Tous cachent quelque chose, leur babil (ou leur silence) dissimulent toujours un manque, une quête secrète qu'on apprend à connaître. Les dialogues (ou les monologues) ont autant de sens que le mutisme du personnage de Gouix, et leur légèreté de surface finira toujours par trahir, à un moment ou un autre, une sorte de besoin ou de détresse soigneusement dissimulée. En s'y aventurant pour la première fois, Chomet a eu l'intelligence de donner du sens à la parole ; il a eu le nez, également, de dégoter des acteurs impeccables, y allant tous de leur propre personnalité. Il se plaît à donner à son film une allure de dessin animé, dans les couleurs, dans le jeu volontairement outrancier de deux de ses Triplettes (Bernadette Lafont et Hélène Vincent, comme échappées d'un Dupontel) pour obliquer à des moments inattendus dans une solennité déstabilisante. A condition d'être tolérant sur une esthétique parfois un peu hésitante, on apprécie le style du film, son ton mi-fanfaron mi-triste, Chomet faisant indéniablement preuve d'une vraie patte.

Et la fameuse madeleine, alors ? On y goûtera, et pas qu'une fois, en compagnie du héros à la recherche de sa mémoire. Si le procédé peut paraître un peu tapageur (centenaire du premier Proust, gros sabots, tout ça) là encore c'est l'intelligence du regard, le point de vue d'un auteur qui finissent par l'emporter. Chomet prend quelques très, très gros risques dans la représentation desdits souvenirs, mis en scène comme des mini-comédies musicales à la naïveté parfois limite suicidaire... Le mieux, c'est alors d'accepter de se laisser porter par l'exubérance de ces séquences, qui à leur manière, instillent une sorte de nostalgie empoisonnée, pleines à craquer de joie et de mélancolie sans que l'une ne l'emporte sur l'autre. C'est la séquence du souvenir final, surtout, qui laisse estomaqué : une sorte de tango endiablé et sordide, à la fois très tendre et très sombre, qui trace le meilleur trait d'union possible entre l'animation (le souvenir est chorégraphié, décomposé avec une précision telle qu'il semble directement tracé au crayon) et l'organique (on ressent avec ses tripes la violence, autant que la poésie, de l'entrechoquement des corps). Bon, il y a quand même pas mal de petits défauts à relever de ci, de là : quelques scènes en trop, un certain opportunisme qui guette face à cette mode de la nostalgie, en de rares occasions une parenté effectivement agaçante avec Jean-Pierre Jeunet. Mais le réalisateur a réussi l'essentiel, c'est-à-dire transposer son style de l'animation à la prise de vue réelle, l'enrichir au passage des possibilités de celle-ci sans négliger de faire honneur à ses origines. Plus important, il n'oublie pas d'avoir un vrai discours, fidèle aux interrogations soulevées dans ses premiers films : comment vit-on avec le souvenir ? La réponse est complexe, et comme pour l'Illusionniste et les Triplettes de Belleville, Attila Marcel en propose une synthèse à la fois sensible et intelligente, offerte dans un écrin particulièrement soigné, singulier.
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le 30 oct. 2013

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Seb C.

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