Un Naruse mélancolique aux doux accents de déclin

Premier film de Mikio Naruse que j’apprécie à fond, sans concession. Les deux heures passent comme une lettre à la poste. Pourtant il ne se passe pas grand-chose : comme beaucoup de films japonais de cette époque, le récit avance doucement, très doucement, presqu’à reculons. Ce qui ne signifie pas pour autant que l’intrigue soit rêche ou rabougrie.

C’est là selon moi l’une des différences entre le cinéma de Naruse et celui d’Ozu, qu’on a souvent tendance – à tort ou à raison, je n’en sais trop rien – à rapprocher l’un de l’autre : celui du premier déplie avec une extrême finesse une intrigue à première vue très simple en quelque chose de très compliqué ; et de compliqué non pas au sens de la narration, ici d’une limpidité absolue (sans mauvais jeu de mot), mais dans la profondeur des sentiments de chaque personnage, qui se laisse apercevoir sans jamais toutefois entièrement se révéler.

Le récit d’un film de Naruse, c’est un jeu d’ombre chinoise, un savant travail d’esquisse, propre à laisser au spectateur s’imaginer plein de choses qui se passent hors du cadre : tel personnage quitte la maisonnée pendant trois ou quatre heures ; il revient, et personne ne lui demande ce qu’il a fait, et si c’est le cas, il répond, peut-être en mentant, mais on n’en sait rien et c’est très bien comme ça, parce que ça nous fait penser, réfléchir pendant tout le film, à la recherche des petits détails de la vie quotidienne des geishas.

Le monde dans lequel s’ancre Au gré du courant est un monde en crise, en récession même on pourrait dire, obnubilé par l’argent qui manque à toutes les fins de mois, la concurrence féroce dans le milieu qui s’accompagne quelques fois de coups bas ou de désillusions amères. Monde de femmes où l’âge est la devise la plus précieuse, où l’homme domine absolument tout le temps, et dont l’empire s’exerce le plus fortement quand il se manifeste par sa distance, voire son absence.

Cette emprise masculine est symboliquement celle dont Katsuyo (jouée par la mémorable Hideko Takamine) cherche à s’extraire en choisissant un chemin divergent de la profession de geisha exercée par sa mère. L’altercation qui survient vers la fin du film entre elle et la vieille geisha ivre offre ainsi une opposition des vues des plus remarquables, celle de l’inexpérience (et de la virginité revendiquée) face à celle du désabusement, de la probité remise en cause (d’ailleurs pas dénuée d’une certaine sagesse pour autant).

Au milieu de tout ça s’affaire un petit bout de femme, une bonne obséquieuse que tout le monde apprécie rapidement puisqu’elle ne représente aucune menace à ce microcosme qui fonctionne en vase clos, prisonnier de problématiques pécuniaires et d’affaires de cœur. C’est évidemment la légendaire Kinuyo Tanaka qui fut choisie par Naruse pour tenir ce rôle-titre extrêmement touchant. Toute la gloire d’une actrice mythique rayonne à travers ce personnage d’un humanisme pénétrant, sorte de seconde paire d’yeux du spectateur ravi par tant de gentillesse.

C’est en fin de compte tout le charme désuet d’une époque révolue que le cinéaste japonais met ici en scène ; sans qu’une once de mélodrame ne vienne pour une fois pourrir le remarquable édifice, témoignage fort et sérieux sur la vie de femmes de caractère.

grantofficer
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le 5 juin 2022

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le 5 juin 2022

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