Pierre (Guillaume Canet) rentre des Etats-Unis. Il reprend l'exploitation agricole de son père (Rufus). Pas par obligation, mais par passion. Puis vient l'heure du désenchantement, de l'endettement et des coups durs. Pierre fait face, mais il s'use, sous les yeux de sa femme Claire (Veerle Baetens) et de son fils Thomas (Anthony Bajon). Inspiré par l'enfance et l'adolescence du réalisateur, Edouard Bergeon.
J'étais passé à côté du succès surprise de l'automne 2019. J'y suis venu après avoir vu un doc (excellent : Cyrille, agriculteur, 30 ans, 20 vaches, du lait, du beurre, des dettes). Enfonçons une porte ouverte: oui, il y a des défauts. Mais, non seulement il s'agit d'un premier film, mais de mon point de vue, le juge de paix des drames sociaux réside dans l'état d'esprit 48 à 72 heures après visionnage. Eh bien, je suis toujours aussi ébranlé, vacillant et remué qu'au moment du générique de fin. Alors peu importe les imperfections, quand un film marque durablement l'esprit, c'est parce qu'il est juste. Si vous connaissez le milieu, attendez vous à être secoué.
Au Nom de la Terre est un film sincère. Il raconte une histoire vécue et tous les plans sentent le vrai, jusqu'au moindre détail. Ainsi, voyant son mari s'enfoncer, Claire consigne ses impressions sur son agenda qui se transforme presque en journal intime. Le spectateur attentif remarquera la discordance entre les prénoms que l'on aperçoit sur l'agenda et le prénom des personnages. La raison en est toute simple : L'agenda est celui tenu par la mère du réalisateur à l'hiver 98/99. On y lit pêle-mêle les difficultés économiques de l'exploitation (le cours des chevreaux), les soucis du quotidien (payer le coiffeur) et les inquiétudes qui tenaillent cette famille. Typique du quotidien des paysans des années 90, où le terre-à-terre côtoie les questionnements existentiels, avec en toile de fond le sentiment que les contraintes du métier ne sont pas comprises par les gens qui n'en sont pas (le dépanneur qui ne travaille pas le week-end ou le médecin qui veut qu'il se repose). A cet égard, là où certains verront un montage un peu décousu par moment, on peut y voir une fidélité à la condition des agriculteurs modernes. J'ai peut-être plus de sensibilité à cet aspect pour des raisons personnelles. Je suis issu du milieu rural, et un de mes cousins a connu une histoire très semblable à celle d'Edouard Bergeon. Du reste, beaucoup d'adolescents de ma génération ont vécu de type d'événements à partir du milieu des années 90. C'est aussi en cela que ce film raconte beaucoup en retraçant une histoire de vie.
C'est encore une grande connaissance du milieu qui permet à Edouard Bergeon d'éviter deux écueils qui auraient plombé le récit. Ici, pas de "c'était mieux avant". Parce que non, ce n'était pas mieux avant. L'agriculture de nos grand-pères, c'est la mécanisation, le début de l'automatisation, la chimie sans précaution... Bref, une logique dont la seule boussole était le rendement. Pas non plus de "grand méchant" qui opprime les petits paysans. L'oppresseur est bien présent, mais il est invisible. Le fléau, c'est l'orientation structurelle en laquelle tout le monde croyait à l'époque, parce que c'était celle encouragée par l'Etat, les Chambres d'Agriculture, les Coopératives et les Banques, et qu'elle avait enrichi la génération précédente. En effet, ce modèle structurel avait fonctionné grâce à une bonne conjoncture et un mécanisme de prix garanti, ce qui a masqué la fragilité dans laquelle il plaçait les agriculteurs. Le même modèle sans prix garanti et avec une conjoncture de crise fait s'effondrer les exploitations comme des châteaux de carte. L'autoroute se transforme en voie sans issue. Travailler sur les acquis vous condamne. Investir précipite la chute. La justesse du film rend la chose si palpable. Si Pierre n'a pas d'avance de trésorerie, il ne peut pas acheter la nourriture de ses bêtes. Mais s'il n'investit pas pour de nouveaux débouchés, on ne lui fait pas crédit. Un des moments clé du récit.
Un mot sur la distribution qui est un autre grand atout du film, par ordre de préférence. Veerle Baetens interprète magnifiquement la figure féminine courageuse, qui assume l'ombre pour ce qui est de la responsabilité de l'exploitation, mais qui prend à bras le corps l'équilibre de la famille. Anthony Bajon est parfait dans le rôle de l'adolescent qui a toujours bossé dur, contraint de grandir plus vite que la moyenne mais qui reste un gosse avec des aspirations légitimes à une certaine insouciance. Rufus a un coté taciturne un peu exagéré mais, en très peu de répliques, il excelle à incarner le côté bourru du milieu et la pression de la succession, jamais directe ("tu feras bien ce que tu veux") mais que Pierre ne peut pas s'empêcher de s'infliger ("ton poulet est certainement meilleur que les miens"). Enfin Guillaume Canet, cité en queue, mais dont j'ai apprécié la dimension. Il apporte la complexité nécessaire au personnage du père surtout dans les interactions familiales. J'ai simplement moins accroché sur les interactions avec les autres personnages du film (le banquier, le représentant commercial, les autres paysans), mais c'est à la marge.

KdoVince
8
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le 11 mars 2021

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