On a tendance à l'oublier, mais la production cinématographique française actuelle regorge de nombreuses pépites et n'a point à rougir face à la concurrence internationale, pour peu qu'on prenne un minimum le temps de gratter la surface. Depuis l'époque du magicien George Méliès et son fameux "Voyage dans la Lune", un pan de ce cinéma n'a cessé d'être le terrain de jeu d'expérimentations visuelles en tout genre, sans pour autant délaisser l'écriture des personnages, ce dont atteste par exemple la maestria des films d'Henri-Georges Clouzot. Parmi les cinéastes plus proches de nous qui ont marqué les esprits par leur patte et une identité visuelle très forte, on peut citer Jean-Pierre Jeunet, dont le style s'est affirmé dès les premiers longs-métrages, avec "Delicatessen" et "La Cité des enfants perdus", jusqu'à sa consécration publique et critique via "Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain". L'esthétique de ces films se caractérise notamment par le fameux filtre jaune « à la Jeunet » et un goût prononcé pour les caméras mouvantes.
Il faut à présent revenir sur le cas d'Albert Dupontel, connu essentiellement pour ses comédies grinçantes. Ses débuts dans le cinéma furent mouvementés du fait de son humour acerbe et son approche radicale. Il se lance en 2016 dans le tournage d' "Au revoir là-haut", film extrêmement ambitieux adapté du livre du même nom de Pierre Lemaitre, prix Goncourt en 2013.


Le film se situe à mi-chemin entre fable poétique et reconstitution historique d'envergure, ayant pour contexte la démobilisation des troupes françaises suite à la Première Guerre Mondiale et le début des années folles. Au lendemain du conflit, deux rescapés des tranchées sont relégués à la marge de la société. Albert Maillard a perdu son travail de comptable et sa fiancée. Edouard Péricourt, dessinateur de génie issu d'une famille richissime, avait déjà coupé les ponts avec son père. Défiguré par un éclat d'obus, il s'est fait passer pour mort auprès des siens. Leur ancien supérieur, le sinistre lieutenant Henri d'Aulnay-Pradelle, s'est quant à lui rapproché de la sœur d'Edouard afin de s'accaparer sa fortune, tout en menant un sordide trafic funéraire. Grâce aux tours de passe-passe d'Albert et au talent artistique d'Edouard, les deux anciens compagnons d'armes, bien décidés à prendre leur revanche, vont monter une arnaque au monument aux morts, entreprise aussi audacieuse que périlleuse.


Mis à part la mise en retrait de l'homosexualité du soldat Péricourt et le fait que les motivations des protagonistes soient bien plus aisées à cerner dans le roman de Lemaitre, le film est un sans-faute en matière d'adaptation comme d'objet filmique.


Nul doute que le travail de Dupontel a en partie été inspiré par celui de Jeunet dans "Un long dimanche de fiançailles", basé sur le roman de Sébastien Japrisot. Les deux longs-métrages traitent d'une période et de thèmes relativement similaires, avec en toile de fond les agissements de l'état-major français et des profiteurs de guerre suite au conflit de 14-18. On peut également relever un certain nombre de similarités visuelles, notamment dans la façon de mettre en scène les affrontements au sein des tranchées.


Malgré ces influences, "Au revoir là-haut" se démarque par ses qualités propres, autant sur le plan formel que par la force de son récit. Ce dernier se voit de surcroît porté par des personnages hauts en couleur et des interprètes charismatiques, de l'inflexible Niels Arestrup au truculent Laurent Lafitte, qu'on aime détester, sans oublier bien sûr Dupontel lui-même et Nahuel Pérez Biscayart, déjà splendide dans "120 battements par minute".


Le film bénéficie aussi d'une réalisation maîtrisée de bout en bout. Les décors sont superbes, avec des intérieurs tout à fait réussis, que ce soit pour reproduire le faste d'un hôtel particulier parisien dans les années folles ou pour dépeindre le déclassement social de deux anciens poilus réduits à vivre dans une masure. Plusieurs scènes nous donnent droit à de très beaux plans séquences, avec une caméra virevoltante et pleine d'énergie.
Ajoutons à cela un travail remarquable sur la gestion de la lumière, la photographie et la colorimétrie, tant et si bien que les images du film font souvent penser à des tableaux. La musique du compositeur Christophe Julien n'est pas en reste, estampillée de mélodies lancinantes qui ne sont pas sans rappeler le traumatisme des soldats et le dur retour à la vie d'après-guerre.


Mais on ne peut parler décemment de ce film sans revenir sur le travail d'orfèvre de l'artiste plasticienne Cécile Kretschmar derrière les sublimes masques d'Edouard, qu'il porte autant pour dissimuler ses blessures de « gueule cassée » que pour laisser libre cours à sa fantaisie. Ils participent ainsi au retournement du stigmate par ceux que la guerre a littéralement défiguré. Sommairement décrits dans le roman, ces créations sont ici parfaitement mises en valeur, fruits d'un improbable patchwork entre sculptures en papier mâché et carnaval de Venise. L'onirisme de certaines séquences et la reconstitution fantasmagorique des années folles préfigurent quant à elles l'avènement du surréalisme et du dadaïsme.


Ces effets de style sont en outre mis au service d'un propos visant à dénoncer avec force les causes absurdes de la Première Guerre Mondiale, le manque d'humanité de ses généraux et l'hypocrisie d'une gratification exclusivement symbolique à l'égard de ceux qui ont versé leur sang et se sont retrouvés en première ligne : « Le pays tout entier était saisi d'une fureur commémorative en faveur des morts, proportionnelle à sa répulsion vis-à-vis des survivants. ».
L'arnaque du monument au mort par Albert Maillard et Edouard Péricourt semble de prime abord scandaleuse et sacrilège, mais elle reflète à merveille la mentalité d'un artiste défiant une autorité paternaliste source de souffrances et de malheur, tout en mettant parfaitement la focale sur cette bienséance de façade.
À l'inverse, suite à l'hécatombe du conflit, le trafic de Pradelle autour de l'exhumation des corps n'a rien de fictif, puisqu'avéré par les historiens. Il est symptomatique de l'absence de scrupule d'un salaud ordinaire bien décidé à s'enrichir, quitte à piétiner les cadavres de ceux qu'il a lui-même envoyé à l'abattoir en tant que responsable d'un ultime assaut avant l'armistice. Cette décision militaire fait entre autres écho à la débâcle de l'offensive du Chemin des Dames par le général Nivelle, aussi meurtrière qu'inutile.
Le spectacle romanesque de Dupontel braque ainsi son fusil sur le cruel bellicisme de l'état-major et la duplicité d'instances politiques vouées à péricliter. Une scène emblématique de cela fait intervenir des masques à l'effigie des généraux de l'armée française, avant que leur jugement soit rendu : « Pour avoir déclenché la guerre, pour ne pas l'avoir empêchée, pour avoir aimé la faire, vous êtes tous condamnés à mort. Exécution ! ». Sorti à l'occasion du centenaire de l'armistice, le film se montre de ce fait très critique vis-à-vis de la prétendue unité nationale qui aurait cimenté le pays en cette période de crise.

Wheatley
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le 2 mai 2020

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