D’abord, avant de donner dans la critique acerbe flottant dans l’air du temps, dire fermement que l’on assiste à de vrais moments de cinéma, de comédie jubilatoire à la Coen, plus proche, si l’on veut parler de perspective et de niveau de The Big Lebowski ou d’A serious man que d’Intolérable cruauté ou de Ladykillers,de vrais moments de vrai cinéma, et même de cinéma dans le cinéma, de films à l’intérieur du film et de tous les genres qui faisaient la gloire d’Hollywood dans les années 50 – péplum, comédie musicale, mélodrame, grand spectacle aquatique, western …


De vrais moments de cinéma - Images et séquence s’impriment sur la rétine ; clairement jubilatoires – les cascades insensées du cow-boy, la conversion interrompue de Saint Paul, la rencontre d’un Cesar hébété avec le Christ, les premiers essais du James Dean recyclé dans le mélodrame (irrésistibles), le western avec la lune en grande vedette, le jeu du spaghetti lasso … belles aussi – l’étonnante scène du sous-marin (la barque, avec les avirons alignés, l’image rythmée par le mouvement de la houle, le héros en figure de proue, l’extrémité minium du périscope …), le très beau ballet nautique, traité à la façon d’un rêve entre les naïades et le jet d’eau de la baleine, et même nombre d’images plus simples portées par tout le talent de Roger Deakins, comme les jeux d’ombre sur les boiseries et les grillages aux abords d’un confessionnal …


De vrais et beaux moments – et c’est peut-être là que le bât blesse, ce ne sont que des moments. Les frères Coen multiplient les départs d’intrigue et les personnages, quatre au départ, le fixeur, le boss (Josh Brolin), les acteurs, tous perdus dans leurs films et leurs problèmes personnels , la star, le grand acteur dans le grand péplum biblique (George Clooney), le grand espoir, et son grand écart du western au mélodrame très écrit (Alden Ehrenreich), la star aussi vulgaire que capricieuse dans son grand spectacle aquatique (Scarlett Johansson) – chacune de ces histoires éclatant en de multiples rebondissements et de multiples personnages, les religieux, les communistes et leur penseur, les critiques, le réalisateur très auteurisant, les figurants … et bien d’autres dont les passages frisent le caméo …


Le problème est là. On espère, pendant quelques instants, à un grand film choral, mais tous ces fragments ne sont pas liés,et le film manque rapidement de cohérence, de fluidité là où The Big Lebowski était une réussite magistrale. En plus la multiplication des récits et des personnages finit par interdire tout véritable approfondissement, même pour les rôles les plus conséquents. Les scènes réservées au critique (un double rôle pour Tida Swinton) sont totalement inutiles ; celles consacrées à Scarlett Johansson, certes très bonne dans son excès de vulgarité, sont insuffisamment exploitées, et il en va presque de même pour le, personnage, pourtant posé comme essentiel, du grand acteur joué par George Clooney et enlevé par des scénaristes communistes en révolte. On s’attendait à davantage et on ressort un peu frustré. Et quant aux rôles très prometteurs confiés à Frances McDormand, à Christophe Lambert ou à Jonah Hill, assurément drôles, ils finissent par ne plus relever que d’un passage presque subliminal.


Les deux grands thèmes « réflexifs », très coeniens, sur la religion (avec la réunion de tous les spécialistes, façon A serious man), ou sur le communisme à l’époque du MacCarthysme, et avec un Channing Tatum très inattendu dans le rôle d’une sorte de John Reed filant en sous-marin d'opérette vers l’URSS, n'emportent pas non plus l’adhésion. Les discussions sont longues, lourdes, assez faciles (sur la dialectique et l’économie transposées au monde de Hollywood, énoncées par un professeur Marcuse peu convaincant) et l’on ne sait plus trop à quel degré prendre ces élucubrations (mais il est vrai que c’est aussi une marque de fabrique chez les Coen).


Il reste un humour, souvent irrésistible, porté par des comédiens parfaitement dirigés. Si la palme revient, indiscutablement, à Alden Ehrenreich, réellement excellent, c’est aussi dû au fait qu’il a la chance de se trouver au cœur des trois scènes les plus drôles, l’extrait de western avec des cascades délirantes, les essais de répétition pour sa grande reconversion mélodramatique (inénarrable duo avec Ralph Fiennes) et la première consacrée à la présentation d’un nouveau western, pour une rencontre plus que drôle avec la lune. Mais les autres comédiens, George Clooney brillamment stupide, Josh Brolin, charismatique, Scarlett Johansson, Ralph Fiennes, Channing Tatum sont aussi excellents.


Et l’on retrouve ainsi, en maintes occasions, l’humour si particulier des Coen – dans l’art de casser une scène qui s’annonce très (trop) belle : la conversion de Saint Paul interrompue à son moment le plus mystique, l’étonnante scène de César face à la croix sur le Golgotha, où George Clooney, sortant de son hébétude, énonce un discours empreint d’une réelle émotion avant de … buter sur le dernier mot, le foulard de Frances McDormand perturbant le visionnement des rushes, ou encore l’art de faire face à un désastre annoncé en réduisant à un mot (complicated !) le texte du comédien totalement à côté de la plaque.


L’humour, et plus encore l’amour du cinéma – certes ici présenté de la façon la plus parodique, presque iconoclaste, avec les évocations bien peu respectueuses de James Dean, d’Esther Williams, voire de Charlton Heston, à moins qu’ils se s’agissent d’autres acteurs, mais il serait assez vain de chercher allusions et citations, cet amour du cinéma explose avec évidence à l’instant où le film va s’achever : sollicité, dans les conditions les plus avantageuses par la société civile, le producteur / fixeur décide, une fois pour toutes, de rester à Hollywood, dans l’univers du cinéma, et c’est bien ce que confirment les images ultimes et le texte qui les accompagne. Il n'y est sans doute pas question de Dieu, mais plus sûrement du dieu cinéma.


Au reste, dans cet univers-là, les scènes de la réalité quotidienne, celle du sous-marin entre autres, relèvent encore davantage de la fiction que les extraits des films entrevus.

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le 21 févr. 2016

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