Ave Thalia: Ô Dea, das oda odei nobis !

Quand on me disait Coen et cinéma, je me rappelais non sans aigreur le grotesque court-métrage Tuileries de Paris, je t'aime qui m'a fait haïr Steve Buscemi, un vague souvenir d'une impression mitigée d' un appréciable mais complexe O'Brother, qui se dit l'adaptation de l'Odyssée (un tel crime depuis l'Ulysse de Joyce ne devrait plus être permis mais rencontre ses adeptes: "un sot toujours rencontre un autre sot pour le suivre" disait Flaubert), la comédie fade quoique jouissive Intolérable cruauté et le bon mais trop sous la ceinture Burn after the reading. Bref, ces adjectifs: mitigé, complexe, étrange, facile.


2015: je découvre un Pont des espions magistral, orchestré par le duo Spielberg-Hanks et le duo frères Coen. Une très grande réussite!


2016: j'entends parler d'Ave César des frères Coen.
Je tombe dans l'Absurdie groodtienne et je me dis: "[Mets-toi donc] en quête d'approcher le grand Joel, et Tann, le petit Chinois, le moins connu des deux, au contraire de leur cousin Daniel Coen Bendit, germain par son père et par sa tante, Germaine elle aussi, sans oublier leur soeur Christine, très remarquée dans son groupe Christine and the Coen". Bref, je me suis dit que mes vagues souvenirs des films évoqués plus haut faisaient de moi un simple néophyte coenien et qu'il me fallait découvrir plus avant leur oeuvre.


Alors, plutôt Tuileries ou plutôt Pont des espions cet Ave César?


                                                          ***
**1- Une ode à la facture et à la lecture du cinéma**

Oui, n'en déplaise aux boudeurs - tels que j'ai pu être par le passé - Ave César est une ode à la facture et à la lecture du cinéma! Je m'explique.


Le film met en scène le dur labeur technique créatif en pastichant des scènes de nages acrobatiques et de claquettes à couper le souffle. En cela, il rend compte d'une création plus musclée qu'on l'imagine dans nos clichés de vingt-et-unièmistes attardés qui ne s'attachent qu'aux décors cartonnés pour les comparer à la beauté naturelle des tournages extérieurs; tournages en extérieur qui, eux, justifient souvent une prestation paresseuse des acteurs et actrices d'aujourd'hui.
Cet hommage n'est pas sans un décalage comique à la façon de la danse de l'Inquisition de La Folle Histoire du monde d'un certain Mel Brooks.
Hommage aussi à l'art cinématographique par le film dans le film, certes très classique, mais aussi par les inserts.


Le prophète s'arrête devant une apparition divine hors champ; le contre champ lui oppose un panneau noir muni de l'inscription [apparition divine à insérer]


Des gags qui font très vite penser à l'art des Monthy Python.


Le film met aussi en scène la lecture du cinéma, c'est à dire la technique ardue et périlleuse d'époque pour diffuser le film ( la scène du foulard en est un parfait exemple) mais aussi la façon de recevoir et percevoir le film (Mannix s'entend dire que le cinéma n'est pas sérieux et voit prédire les téléchargements de 2015).
Par lecture, on peut entendre aussi l'expression d'idées: la réception incomprise d'un scénario par le personnage de Clooney ou d'une intention de jeu de réplique par le personnage d'Ehrenreich jusqu'au débat théologique houleux entre les représentants des différentes confessions monothéistes et les débats fumeux entre communistes ponctués de "ta gueule!" et "la dialectique". Ce cinéma apparaît comme le lieu du dialogue et de la liberté d'expression des idées.


        **2- Le Royaume des hypocrites: fenêtre sur scène, fenêtre sur coulisses**

Ave César se fend aussi d'une délicieuse caricature du monde caché du cinéma: les coulisses. Lors d'une discussion secrète dans un restaurant chinois, Mannix se trouve face à un homme qui dit des acteurs et actrices qu'il est normal qu'ils soient fous à force de prétendre être ce qu'ils ne sont pas.
C'est tout le paradoxe du comédien que reproduit à la perfection le mot grec "hypocrite", qui signifie "acteur".
Ainsi, le film montre cette dualité latente: la femme ingénue et morale devient la vicieuse aigrie, le jeune idiot devient un enquêteur retors. Cela s'accompagne de la critique de la vedette vaine et capricieuse: le jeune premier incapable de jouer avec subtilité pour lequel on remplace une longue réplique complexe par "c'est compliqué" ou la vedette qui veut en remontrer au producteur et qui se prend des gifles.
Cette caricature serait incomplète sans l'intervention des journalistes qui introduisent avec eux l'idée d'un spectacle de coulisses. Pour s'assurer le caractère latent de la triste facette d'une vedette, on met en scène jusqu'à sa vie privée. C'est au service de cette peinture du monde des coulisses que les frères Coen ont choisi Scarlett Johansson dont certains ont pu nier l'utilité dans la diégèse.


                        **3- La reconstitution du cinéma en temps de guerre froide**

L'un des aspects les plus indéniablement réussis du film, c'est la sublime reconstitution visuelle et psychologique d'époque qui fait d'Ave César un véritable bond dans les années 50-60.
Ce visuel s'accompagne d'un casting réputé pour jouer dans l'esprit vintage: George Clooney (The Good German, Good night and good luck), Scarlett Johansson (Le Dalhia noir, Hitchcock), Tilda Swinton (Amore, Moonrise Kingdom) et surtout Josh Brolin, centre du film qui s'est fait connaître pour sa version sixties du K du troisième Men in black avant d'enchaîner les films vintages.
Pleuvent autour les référence aux péplums, aux westerns et, plus rares mais d'autant mieux sentis car mis en lien avec la réalité de guerre froide dans laquelle évoluent les personnages, l'espionnage. Ainsi, les scénaristes et les figurants apparaissent-ils comme l'ensemble d'une cinquième colonne insoupçonnée: les cerveaux, les scénaristes, s'ingénient à glisser un discours communiste subliminal dans leurs scenarii; les figurants, les exécutants, kidnappent des vedettes. Le cinéma en tant qu'art et en tant qu'institution acquiert dès lors des enjeux politiques.
Quant au personnel de l'espionnage, on le retrouve avec le caméo de Dolph Lundgren (Dangereusement vôtre, Rocky 4) aux commandes d'un sous-marin démesuré tout droit sorti d'un film d'Eisenstein (la scène qui le voit apparaître est l'une des scènes voire LA scène clef du film) et avec le chef des communistes infiltrés dans les studios qui, les bras chargés de son petit chien, constitue une version parodique de l'antagoniste de James Bond, Ernst Stavro Blofeld.


                            **4- Un film choral non balisé donc incompris**

Car, oui, Ave César est un film choral! Simplement, il n'emploie pas les grosses balises narratives usuelles et certains spectateurs peuvent s'y perdre.
Son fil rouge n'est pas un thème général abstrait comme l'amour dans Love actually, une ville comme dans Paris, je t'aime. C'est un lieu commun décliné sur plusieurs hypostases que présentent les différents personnages. Au lieu de se retrouver tous sur le même point final, les personnages vont s'éloigner dans des sens opposés.
Ce lieu commun, c'est le pacte avec le diable:


Mannix en est le plus simple exemple: confronté à un choix: le cinéma qui lui rapporte peu, n'est pas sérieux, l'éloigne de sa famille et la carrière de décisionnaire militaire, plus simple, plus lucrative et qui lui offrirait plus de temps avec sa famille. Mannix est celui qui fait le bon choix, le cinéma.
DeeAnna Moran (Scarlett Johansson) est une version plus noire de ce topos: elle accepte de signer un contrat créant une fiction juridique et donnant son enfant à un homme. C'est une sorte de Rumpelstiltskin moderne dans lequel DeeAnna fait office d'âme damnée.
Baid Whitlock (George Clooney) est la version plus loufoque et plus complexe à la fois car elle est double: Baird se laisse convaincre par les communistes et, en parallèle, son personnage se laisse convertir par un Jésus porte-parole de ces mêmes scénaristes communistes. Son adhésion, jamais totale, tient autant de sa bêtise que du paradoxe manichéen qui présente son Dieu Mannix/Jupiter et le Dieu ennemi Jésus/les communistes comme à la fois aussi bons et aussi mauvais les uns que les autres.


En conclusion, un très bon film plus proche du Pont des Espions que des Tuileries mais qui par son choix de ne pas baliser le parcours et par ses objectifs aussi ambitieux que nombreux peut perdre certains de ses spectateurs ou bien laissé mitigé et perplexe de prime abord.
Je m'inscris quoi qu'il en soit en faux contre ses critiques négatives qui voient en lui le symptôme d'une dégénérescence de l'oeuvre des frères Coen: j'y vois plutôt une amélioration bienvenue.


N'étant pas chiche, je laisse tout de même la parole à ses détracteurs dans la critique qui va suivre:


[Critique négative d' Ave César à insérer au montage]

Frenhofer
8
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes La Cérémonie du Goldenspy 2016: L'Année Snowden et Je vais vous raconter une histoire ...

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le 6 mars 2016

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Frenhofer

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