Avec son esthétique steampunk, "Avril et le monde truqué" s'inscrit dans la droite ligne des œuvres

Paris, 1941. Si l'humanité a la chance de n'avoir connu ni gaz moutarde, ni Zyklon B, elle souffre en revanche de ne plus savoir à quoi ressemble une forêt. Les inventeurs les plus créatifs disparus corps et biens sans laisser ni formules ni éprouvettes derrière eux, le monde vit dans une perpétuelle révolution industrielle tout en boulons, en vapeur et en fer. L'enfer en effet où les Parisiens, portant masques à gaz, ressemblent au chaînon manquant entre l'Homme du XX° siècle et la créature hybride de The Wall (Alan Parker, 1982). C'est pourtant dans cet univers stérile que vit une jeune fille au nom printanier, Avril, orpheline depuis que ses savants de parents se sont volatilisés comme leurs confrères. Désireuse de prendre la relève, elle passe le plus clair de son temps à rechercher la composition du sérum ultime, celui qui peut rendre invincible. Et en faisant cela, s'expose à disparaître, elle aussi.


Dans l’impossibilité de faire aboutir son projet d'animation sur la guerre de 14-18 qui devait être réalisé par Jacques Tardi, le scénariste Benjamin Legrand est parti en quête d'une histoire dont le sujet, l'époque et les personnages pourraient plaire à l'auteur de bande-dessinée. XX° siècle au look Belle Époque (dévoyée), savants (fous), personnage féminin buté aux sourcils froncés, ligne claire et palette sombre, les deux réalisateurs venus ensuite se greffer au projet ont réussi à retranscrire l'univers visuel et l'imaginaire des bandes dessinées de Jacques Tardi, les seules touches écarlates venant ici des vêtements, et non des taches de sang. La violence, récurrente chez le dessinateur de par les sujets abordés, est absente de ce monde truqué où la première guerre mondiale n'a pas eu lieu. Les soldats aux yeux hallucinés de Putain de guerre et les anarchistes du Cri du peuple ne peuplent donc pas ce monde, mais les monstres chers à l'auteur sont toujours là et sont toujours cruels tout en étant victimes, à l'image du ptérodactyle d'Adèle Blanc-Sec.
Comme dans toutes les œuvres de science-fiction, et plus particulièrement les uchronies, la plus grande partie du plaisir vient du jeu du « Et si...? ». Et si le train n'avait pas été inventé, qu'y aurait-il à la place ? Et si la guerre contre la Prusse en 1870 n'avait pas eu lieu, que se serait-il passé ? Pouvait-on avoir un coup de foudre avant la découverte de l'électricité ? L'escamotage du monde réel nous transforme en touriste de notre passé recomposé, reconnaissant chaque paysage tout en les découvrant.
Cela participe de la même démarche qu'un savant un peu fou : en enlevant un peu de ceci, en ajoutant beaucoup de cela et en mélangeant ceci et cela, comment le monde pourrait-il en être métamorphosé ? Justement, dans la quasi-totalité des films dont les savants sont les héros, ils sont souvent qualifiés de fous, leur plan ultime étant bien sûr de conquérir le monde ou, à défaut, de le détruire. En le faisant exploser, en réduisant ses habitants en esclavage, voire en le dissolvant à l'aide d'un nouveau genre fromage (Les Cadavres ne portent pas de costards - Carl Reiner, 1982). Les progrès scientifiques seraient donc souvent perçus comme voués à être utilisés à des fins funestes ou en tout cas mis au service d'une idéologie dangereuse, si ce n'est diabolique. Ici, forts de la maxime rabelaisienne selon laquelle « science sans conscience n'est que ruine de l'âme », les réalisateurs nous rappellent qu'une société privée de science est une société sclérosée, privée d'avenir et de mouvement ; mais aussi que l'écologie, toujours envisagée sous un éclairage rousseauiste, peut également être un totalitarisme. Si ce dessin animé s'adresse aux enfants (courses poursuites, chat qui parle etc), l'animation traditionnelle et l'humour charmeront aussi les « grands » qui les accompagnent.

Lotter
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le 13 avr. 2018

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