Once Upon a Time in Hollywood… Again and again.

Posons le mot tout de suite histoire d’évacuer immédiatement les évidences.
Virtuose.


Oui, le mot ne me parait pas usurpé concernant ce dernier film de Damian Chazelle.
Il suffit d’observer le plan-séquence proposé au bout d’à peine quelques minutes de film au sein du manoir Wallach pour amener la chose comme une évidence.
Aucun mouvement n’est gratuit. Chaque seconde fourmille d’information et de narration, sachant d’emblée hiérarchiser les acteurs de cette gigantesque fourmilière mais sans jamais pour autant rompre un seul instant le rythme instauré par l’auteur de Whiplash.
Qu’on vienne me dire qu’à côté de ça les plans-séquence du Titane de Julia Ducournau relèvent du même niveau de technicité, de richesse et de maitrise. Parce qu’à un moment donné – et quoi qu’on pense du film – il convient tout de même de remettre la mairie au centre du village et de rappeler les quelques évidences factuelles.
Oui, Damien Chazelle est un maître de la narration par le cadrage, le montage, le son et notamment la musique. Ça transpire à chaque seconde, et cela pendant plus de trois heures. Sur ce point je pense qu’on sera tous d’accord. Donc actons déjà ça pour commencer : à l’image de tous les précédents films de l’auteur, Babylon est un magnifique exercice de virtuosité.
Je le dis tout de suite pour que soient déjà posées les évidences d’emblée et qu’on puisse dès à présent aborder le vrai fond de l’affaire. Et le vrai fond de l’affaire, c’est que ce Babylon m’a plu sans me plaire.


Ce film m’a bien évidemment plu pour son incroyable sophistication. C’est trop pensé, élégant, pertinent, inventif formellement parlant pour que ça ne me parle pas ; pour que ça ne me séduise pas…
…Mais tout ça au service de quoi ?
Au service d’une énième ode faite à Hollywood ?
…Encore ?


Alors certes ce Babylon n’est pas dénué de moments : les tournages dantesques au rythme fou, les orgies fastueuses débordant de stupre et d’excès ainsi que tous ces intermèdes durant lesquels chacun se repose, se prépare ou se remet ou de ce vaste tourbillon qu’est la vie hollywoodienne sont autant de prétexte aux cabotinages comme aux démonstrations.
Mais sitôt remarque-t-on la structure narrative de ce film – celle d’un film choral à sketchs qu’une trame assez lâche s’efforce d’unifier – et surtout sitôt constate-t-on que cette trame constitue pour l’essentiel un prétexte pour offrir des instants de bravoure tantôt à Brad Pitt, tantôt à Margot Robbie, et puis de temps à autres à toute une vaste brochette de stars venues jouer les rôles de supports de luxe, qu’un drôle de sentiment s’installe – un sentiment obligé – celui d’avoir l’impression de revoir le tout récent Once Upon a Time in Hollywood de Quentin Tarantino, mais tourné un Once Upon a Time tourné par Damien Chazelle.
Sentiment intrigant pour sûr… Sentiment gênant surtout.
…Gênant parce que révélateur à mon sens du mauvais génie qui habite parfois ce film.


Once Upon a Time in Hollywood c’était en 2019, soit seulement trois ans et demi avant la sortie de ce Babylon.
La célébration des petites mains ; l’hommage rendu au talent réel des stars en déclassement ; la folie à la fois exaltante et cruelle de cet étrange miroir aux alouettes qu’est Hollywood : tout ça était déjà dépeint dans le film du grand Quentin…
…Tout comme ces éléments avaient déjà été aussi dépeints avant lui un an plus tôt (en tout ou en partie) dans l’ Under the Silver Lake de John Cameron Mitchell…
…Tout comme ils l’avaient déjà été un an encore avant ça dans le Disaster Artist de James Franco…
…Et tout comme ils l’avaient été une fois de plus l’année d’avant dans le Cafe Society d’Allen, l’ Avé César ! des frères Coen ou bien encore… Dans le La La Land du même Chazelle. La boucle est bouclée.
Quoi que…


Tant de films hollywoodiens sur Hollywood…
Hier The Artist, le Dahlia Noir et Panique à Hollywood
Avant-hier Boulevard du Crépuscule, Chantons sous la pluie ou bien encore A Star is Born
Ça n’arrête pas. Hollywood ne peut s’empêcher de régulièrement parler de lui-même, de vanter ses propres mérites, de louer sa propre beauté, et il n’est d’ailleurs pas rare qu’il se récompense lui-même pour cela.
C’était ce qui avait valu à l’inconnu Hazanavicius d’obtenir sa statuette dorée contre toute attente ou bien encore c’est ce avait failli donner à Chazelle la sienne avec son La La Land ; au point que ça se joue presque à une simple erreur d’enveloppe…
…Or difficile de ne pas voir de ça dans ce Babylon. Difficile de pas voir le pourtant-virtuose Chazelle partir à nouveau à la chasse à l’Oscar, quitte à parfois (souvent) alourdir sa partition afin de faire du gringue à brin lourdaud aux vieux croulants de l’Académie.


Car il est là pour moi le véritable problème que j’ai rencontré avec ce Babylon : il est dans tout ce superflu, dans toute cette surcharge, dans toute cette lourdeur qui ne seraient sûrement pas là si Chazelle ne cherchait pas tant à séduire du sugar daddy.
Trois heures de film en tout. Et clairement trois heures pour passer par tous les passages obligés, quitte à devoir se montrer tellement insistant que ça en deviendrait presque gênant.


Au sommet de ces passages obligés particulièrement malaisant se trouverait sûrement cette scène du premier tournage de Nellie avec prise de son. La démonstration est archi-connue, déjà faite plusieurs fois, et n’est clairement qu’un prétexte pour faire partir dans l’emphase toute la brochette d’acteurs. A ce moment-là, la mécanique est tellement ostentatoire et les intentions tellement grossières que l’élément fait clairement tâche au regard de l’ensemble.


Trois heures qui font d’ailleurs aussi enfler l’intrigue à l’excès, quitte à rendre l’élan global du film de plus en plus poussif.
On coche les cases des causes à défendre d’un côté, on encense sans oublier de gentiment dénoncer de l’autre, , on fait le petit train touristique de toutes les strates du grand comme du petit Hollywood qu’on entend montrer et surtout on enchaine les clins d’œil aux ainés au point d’en choper un orgelet.
A force de rejouter du surplus dans le but d’être certain de mettre toutes les chances de son côté, Chazelle transforme son ode en colosse bedonnant qui peine à se mouvoir, comme pourrait l’être un frêle camion qui, au moment de la montée finale, révèle son excès d’ambition en ayant chargé un éléphant à son arrière.


C’est d’ailleurs sur sa conclusion que le film peine le plus à cacher la lourdeur pachydermique de son dispositif.
Ça n’en finit pas. Nombreux sont les plans dont on aurait pu dire qu’ils étaient les derniers mais non. Il faut fermer tous les arcs. Il faut boucler tous les thèmes, quitte à se montrer redondant ; quitte à s’étendre inutilement…


…Je pense notamment à tout cet arc avec Tobey McGuire dans le « trou du cul » de Los Angeles qui est pour moi clairement la scène qui saborde le plus le rythme de l’ensemble…


…Un film qui n’en finit pas non plus faute aussi à des démonstrations parfois franchement balourdes…


Pour ma part je retiendrais notamment toute cette scène du diner mondain qui n’en finit pas ainsi que ce triste montage final rendant hommage pêle-mêle aux Melies, Kubrick et Cameron. Plus « appel du pied » que ça tu meurs. Ça fait vraiment « on n’oublie personne pour satisfaire tout le monde ».



Bref, désolé d’avoir à jouer à nouveau les rabat-joies de service, mais moi ça me rend vraiment triste tout ça.
Ça me rend triste parce que, malgré tous les reproches que je viens de formuler, je ne retire absolument rien de ce que j’affirmais en ce début de critique : Chazelle reste bien pour moi un virtuose et ce Babylon n’en demeure pas moins une très belle pièce de cinéma.
Globalement, j’ai vraiment apprécié voir Babylon. Et même si de nombreux moments m’ont paru balourds ou superflus, je ne peux retirer qu’à côté de ça ce film parvient à offrir de vrais instants de grâce.


Pour ma part, je trouve que c’est en traitant le personnage de Jack Conrad que le film sait se montrer le meilleur : cet instant de suspension perdu en plein désert durant lequel il saisit soudainement l’instant ; cette déchéance qu’il finit par acter et accepter ; ou bien encore (et surtout) la scène de son suicide. Elle est posée ; elle sait installer l’évidence et parvient à présenter cette sortie comme logique plus que tragique.



Donc non, je ne vais clairement pas bouder mon plaisir face à un film aussi généreux, pas plus que je n’entends renier la grande force de certains de ses moments, de ce qu’ils apportent au cinéma ; voire de ce qu’ils nous apportent à nous, spectateurs cinéphiles…
…Mais d’un autre côté – et celles et ceux qui me connaissent ne s’en étonneront certainement pas – je ne saurais m’empêcher de rager du fait qu’on soit passé à côté du brillant chef d’œuvre qu’aurait pu être ce Babylon ; brillant chef d’œuvre qui aurait pu voir le jour si son auteur avait su davantage se départir de considérations plus égotiques qu’artistiques.


Car oui, je maintiens toujours ce que j’ai pu dire en début de ce billet et que, de mon point de vue, on ne répétera jamais assez : Damien Chazelle est un virtuose. Seulement voilà, sur ce coup-là, s’il avait eu le cœur et l’esprit moins vampirisés par la soif de statuettes, je pense qu’en habile mélomane qu’il est, il aurait su se montrer plus juste au point d’en rendre son œuvre plus forte.
Comme quoi Hollywood est-elle bien davantage la biblique cité du vice que Chazelle a cherché à nous exposer. Le ver pourrissant le fruit n’est pas que dépeint sur la toile. Le ver dévore la voile, alimenté par un auteur incarnant en partie l’esprit qu’il condamne pourtant.

Alors qu’on lui donne sa statuette au bon Damien et qu’on en finisse une bonne fois pour toute…
En espérant que son hubris saura s’en rassasier et qu’à l’avenir, il sache reprendre meilleure route…

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le 19 janv. 2023

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