Au rayon des œuvres intransigeantes, Bad Lieutenant faire figure d’évidence : le long-métrage culte d’Abel Ferrara est à tel point noir et cru qu’il est impossible d’en ressortir indifférent, ce récit d’une descente aux enfers inexorable faisant de sa verve anti-spectaculaire un atout viscéral. Car à l’image de son tournage réalisé en dix-huit petits jours, ou des « prédispositions » toxicomanes de ses protagonistes (Ferrara, Keitel et Lund), l’absence d’artifices dans sa conception et son exécution lui confère une teneur réaliste démultipliant sa portée.
Car sitôt ses enfants déposés à l’école, le flic anonyme campé par Keitel ne laissera guère de doute quant à ses motivations premières, sa première prise intervenant alors d’emblée : parieur invétéré peu concerné par la déontologie et l’éthique invoquées par sa fonction, l’homme sans nom n’aura de cesse de creuser avec un méthodisme délité sa propre tombe, sur fond d’une mythique rencontre sportive opposant les Mets aux Dodgers. Puis, en déambulant chaotiquement dans un New York aux multiples facettes, de fermement ancrer l’intrigue dans une réalité qui nous happe bien que lointaine, assujetti que nous sommes à l’errance de ce spectre en devenir.
Mais tout coup de poing qu’elle soit, l’œuvre fait montre de limites inhérentes à ses propres atouts : car à l’exception d’une hallucination éthérée, au rôle hautement symbolique dans sa finalité rédemptrice, Bad Lieutenant est finalement plutôt « sage » dans ce qu’il dépeint. Encore que cela puisse paraître provocant dit ainsi, l’idée n’étant pas de dénaturer ou de minimiser la portée amorale et cruelle des exactions qu’il met en scène, mais plutôt de souligner l’envergure toute relative de son esthétisme et de sa rythmique : il privilégie à ce titre la lancinante décrépitude de son personnage principal, redondante à certains égards, dotant par voie de fait son récit d’une atmosphère davantage perturbante que bouleversante.
Toutefois, la prestation légendaire de Harvey Keitel cristallise fort bien l’empreinte inoubliable de ce long-métrage à nul autre pareil, la faillite morale, le pathétisme et la profonde détresse du « lieutenant » nous sautant fatalement aux yeux… et nous tenant à la gorge d’un bout à l’autre. In fine, dans la droite lignée de son dénouement prévisible (mais pouvait-il en être autrement ?), Bad Lieutenant nous rappelle surtout combien le cinéma sait être impitoyable quand il le veut : sur ce point, Abel Ferrara n’aura pas fait les choses à moitié.