Le titre renvoie à un épisode biblique (où les anges se révoltèrent au nom ... de la liberté sexuelle) ou à un tableau de Bruegel l'ancien :
http://www.the-athenaeum.org/art/full.php?ID=37943
Si le ciel apparaît encore dans le tiers supérieur, tout le fatras dans le reste de la toile traduit assez bien le chaos qui explose dans la tête de Marcos, le héros de Bataille dans le ciel.

J'ai failli proposer un autre titre, un peu plus déconcertant, selon le procédé récemment éprouvé pour le Messie sauvage de Ken Russell (de Potemkine à Roublev) : GUYNEMER CONTRE LE BARON ROUGE. Mais si un titre délirant peut répondre assez bien au délire ininterrompu de Russell, il pourrait paraître un peu déplacé pour Reygadas - on ne rit pas une seconde à la vision de Bataille dans le ciel. Cela dit, les combats, pour la beauté du geste, avec la mort à l'arrivée et sous la voûte céleste entre les as de l'aviation revêtent bien ce côté aléatoire, terrifiant et dérisoire (où est le bien, où est le mal ?) qui irrigue aussi le film de Reygadas.

Commençons par le commencement - donc par le scandale : un gros plan sur un visage, gras, basané et inexpressif, la caméra descend sur un torse gras et très bedonnant, pour une fellation non simulée assurée par une très jeune fille. Gros plan sur le visage de celle-ci - et sur une larme.

Ecrire une chronique sur Reygadas revient à prendre des risques. Le caractère sulfureux du cinéaste rejoint aussi son hermétisme - et le spectateur (surtout celui qui n'a pas vu le film) peut se réfugier derrière un rejet, qui portera soit sur le caractère moral soir sur le caractère intellectuel, en dissimulant volontiers l'un derrière l'autre (et vice versa). Apprécier Reygadas est suspect, surtout si on le dit.

Au fait, que lui reproche-t-on, précisément ?
- une imposture pseudo mystique, absconse en fait. En fait le récit développé dans Bataille dans le ciel est très simple, linéaire, chronologique, sans aucune référence surréaliste, immédiatement lisible;
- la complaisance dans la provocation, dans l'outrance, d'abord sexuelle. Il n'y a pas que la scène d'ouverture qui se prêterait à la critique. Marcos s'épanouit sexuellement, non seulement avec la très jeune femme, Ana, déjà évoquée mais également avec son épouse, monstrueusement grosse, pour une scène très longue, où tout est montré. Mais le sandale ne vient pas des scènes de sexe explicite (on a pris l'habitude), pas des plans répétés sur les sexes (on a pris l'habitude) mais sur ces décalages - l'homme gros, vieux et laid avec la femme jeune et belle, ou sur ces rapprochements hideux - l'amour entre deux personnages gros, énormes et laids. Rien qu'à ce niveau, on sent que quelque chose ne colle pas : pourquoi un metteur en scène irait-il à ce niveau de provocation, sachant qu'il recueillerait immédiatement un rejet quasi général ? On a ici une première clé : c'est l'oeil (celui du spectateur mais aussi celui du cinéaste et surtout celui de l'homme) qui seul peut déterminer où est la beauté, par où passe l'épanouissement. Bataille dans le ciel est sans doute un manifeste pour les exclus, pour les déshérités, pour les déclassés socialement, pour les laids ... Et c'est peut-être l'accès de ces derniers à la beauté et au bonheur qui choque le plus.

- La troisième critique est sans doute la plus redoutable : à force de plans fixes, contemplatifs, de gros plans sur des visages notamment, toujours inexpressifs, de temps très limités d'action ou d'événements (les scènes sexuelles, un meurtre, la longue pénitence de Marcos), le film serait d'un ennui définitif. Une seule réponse, pour moi : je ne me suis jamais ennuyé.

Au reste, le film ne se limite pas à des plans fixes interminables car Reygadas est un vrai metteur en scène. On a aussi de très beaux mouvements de caméra : le très long travelling, au sortir du métro sur les rues bondées de Mexico, qui finit sans heurt par retrouver le personnage de Marcos initialement noyé dans la foule; le travelling qui part de la rue, suit les murs lépreux des immeubles pour arriver dans la chambre où se sont retrouvés Ana et Marcos.
Le traitement du son est tout aussi magistral - alors même que les dialogues sont rares et elliptiques : bruits assourdissants, constamment agressifs (d'avions, de voitures, de moteurs, même à la campagne), souffles retenus (accompagnant les temps de fatigue ou d'amour), musiques hurlantes, toujours intégrées dans le récit (et avec l'interruption de la musique radiodiffusée, dans l'excellente scène initiale de voiture, c'est le spectateur aussi qui enfin peut reprendre son souffle.) Reygadas est un réalisateur qui a du style, mais toujours au service du propos - un grand style.

Bataille dans le ciel, donc.
L'élément déclencheur est dit dès le tout début du film : Marcos et son épouse ont enlevé un bébé (pour la rançon, le sport national en Amérique latine), le bébé est mort. On évoquera à peine ce drame par la suite, toujours de façon elliptique - mais c'est la faute première irréparable (modernes Eve et Adam), celle qui va tout déclencher : culpabilité, rédemption, pénitence, repentance, rejet de toutes les forces vitales.

AVANT LA FAUTE
Le jardin d'Eden est sinistre.
Mexico la ville joue un rôle essentiel dans le film, entre métro bondé où l'on se fait insulter et piétiner, rues bondées, foules où l'on est noyé, voitures toujours bloquées, avions que l'on entend mais que l'on ne prend pas (sauf Ana ...), on ne peut pas sortir de cet enfer urbain. La ville de Mexico mais aussi la vie à Mexico - réglée par toutes les institutions qui enferment, entre parades militaires (avec hampe et oriflamme impressionnants), processions religieuses avec pénitents à genoux et prédicateurs hurlants, loisirs contraints (le football évidemment, avec l'interview "édifiante" d'un gardien de buts - Reygadas a lui-même été international de rugby mais cette parenthèse est tout à fait inutile) ... Univers de souffrance, d'incommunicabilité, d'exclusion - et pour Marcos, la seule libération possible tient dans l'ivresse sexuelle (quasi mystique) avec son son épouse et avec la jeune femme (mais la question se pose déjà : que peut-elle, elle, y trouver ?) Son eden est dans la libération simultanée du corps et de l'esprit.

APRES LA FAUTE
Tempête dans un crâne. Le monde s'effondre. Et plus que le ciel, le lieu de la bataille est bien le crâne de Marcos. Les échappées célestes sont d'ailleurs rares, quelques trouées de bleu, assez belles, dans la première partie. Marcos tente de s'élever; lors du séjour à la campagne, parasité par des bruits de moteur assourdissants, dans un cadre assez boueux, il escalade une montagne, arrive au plus près du ciel, à proximité d'un cimetière andain. Mais le ciel, plombé, reste muet.
Dès lors tout s'enchaîne.
Le meurtre.
La pénitence ultime, le chemin de croix de Marcos pour prendre les péchés du monde : Marcos à genoux, dans les immenses processions de la semaines sainte, la tête totalement enfermée dans un sac opaque en plastic, poursuivi par les hurlements des prédicateurs ("plus d'alcool, plus de sexe, plus de nichons ..."), jusqu'à l'immense basilique et la fin irréversible. A ce moment-là, le ciel se déchire.

Tout n'est pas dit. Il reste toutes les ambigüités qui caractérisent le cinéma de Reygadas, les contradictions absolues entre lesquelles personne n'arrivera à s'accorder.

Ainsi, ces personnages apparemment si proches mais presque toujours séparés, isolés dans les plans retenus par la caméra (toujours la très belle scène de la voiture entre Ana et Marcos), coupés par des lignes parallèles, ces personnages côte à côte mais qui ne plongent jamais leur regard dans celui de l'autre, toujours parallèles, et plus encore, ces scènes de lit prolongées, avec les corps nus, côte à côte, immobiles - tout cela traduit-il une impossibilité définitive d'entrer en contact ou au contraire une sérénité muette et partagée ?

Ainsi du mystère du meurtre : pourquoi Marcos la tue-t-il, et de façon préméditée et brutale : pour se punir lui-même (en éliminant sa source essentielle de plaisir et de bonheur), pour préserver son épouse (avec la menace de la dénonciation) ou pour l'anéantir, elle ("plus de sexe, plus de nichons") au nom d'une morale où il finit par s'ensevelir, ou encore et plus sûrement pour partir avec elle, bien plus loin comme pourrait le suggérer la magnifique image ultime (quoi qu'on en dise), alors même que le film semble achevé. En réalité, le vrai mystère, c'est elle. Pourquoi se prostitue-t-elle clandestinement, alors qu'elle vient d'une famille très aisée (un général, l'employeur de Marcos) ? Pourquoi se donne-t-elle à Marcos ? C'est peut-être elle, l'ange rebelle, le premier d'entre eux, le porteur de lumière (ou bien Lilith, son double en femme). Retour au point de départ, mais avec parole et sourire ...

Peut-être.
Et que dire alors des larmes qui ouvrent et qui ferment le film, sur la joue des deux femmes : souffrance ultime ?

Tout n'est pas aussi simple - à moins que cela ne soit bien plus simple : car il y a plusieurs fins, avec un enchaînement terrible : la larme de Bertha l'épouse (en écho à la première larme, celle d'Anna), au coeur de la basilique, le fracas du ciel couvrant le bruit des cloches, la parade militaire, percussions et oriflamme, un long passage au noir total tellement signifiant, et puis le retour sur Marcos et Ana - sur leurs sourires, avant de replonger dans le noir mais cette fois magnifié par un solo de trompette solennel et déchirant ...

Le film reste, désespérément ou sereinement, ouvert.
pphf

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