Un bar, deux frères et trois yeux

Il y a des films qui vous laissent avec un énorme sourire sur le coin des lèvres, du genre de ceux qui vous font tout chaud à l'intérieur, d'une chaleur qui se répand des orteils jusqu'aux bouts des doigts puis du bouts des doigts jusqu’aux orteils, qui vous donnent envie de prendre vos voisins de film dans vos bras, d'embrasser toutes les personnes que vous croisez sur votre chemin avant d'aller danser avec la vie elle-même sous un ciel bleu éclatant pendant que le reste de l'humanité fait une immense farandole à vos coté, et puis il y a des films qui vous touchent au plus profond de vous et qui résonnent en silence dans le creux abyssale qu'il vient d'y créer et dans lequel votre être tout entier semble doucement s'enfoncer, pour finalement rester là, tout penaud et tout pataud, dans ce vide, vide comme une bouteille sans fond, le regard perdu quelque part au loin dans ce noir infini. Et bien Belgica est de ceux deux-là à la fois, où tout du moins, il essaye bien de l'être


Oui, Belgica, avec ses deux frères, sa musique et son bar essaye bien d'être les deux à la fois. Jo, sa boucle d'oreille et son œil unique tient un petit bar comme il y en a des milliers et puis des milliers d’autres encore, comme il y en a même tous les deux coins de rue, avec ses petites tables et ses petites chaises, son grand bar et ses grands tabourets, sa poussière dans les coins et ses toilettes qui débordent, son odeur de bière et puis de tabac aussi, ses habitués et ses visiteurs occasionnels, mais surtout ses habitués, accoudés le long de son grand bar, assis sur ses longs tabourets. Et Jo, avec sa boucle d'oreille et son œil unique, ça lui va plutôt bien, même qu'il laisse aller et regarde tout ça gentiment couler, un peu comme ses toilettes. Frank, sa boucle d'oreille et ses deux yeux, lui, vit une petite existence rangée comme le rayon yaourt d'une supérette avec sa femme et son fils, son chenils à la campagne et ses parts dans un petit garage, sa BMW des années 90s et sa dégaine de dur des années 90s aussi. Et Frank, sa boucle d'oreille et ses deux yeux, ça ne lui va pas trop, même qu'il veut déranger un peu tout ça, vivre l'instant présent, vivre chaque moment au maximum, être rock 'n' roll.


Alors quand il découvre que son petit frère qu'il n'a pas vu depuis plus d'un an a son propre petit bar, il ne va pas tarder à la rejoindre. Puis il ne va pas tarder à le développer, puis à y ramener son amis rock star-DJ, puis à y joindre une salle de concert, avec un concept assez simple, tout le monde peut entrer. Tout le monde peut boire et tout le monde peut danser et tout le monde peut se lâcher et tout le monde peut venir y oublier sa petite vie parce que le Belgica, c'est leur Arche de Noé. Et il faut le dire, leur Belgica, avec leur deux boucles d'oreilles et leurs trois yeux, il avait une sacré gueule, même qu'après la soirée d'ouverture, les gens ne voulaient plus en partir.


Leur Belgica, il n'y avait pas de sécurité et tout le monde pouvait y entrer, et leur Belgica, la guitare y était crade comme le comptoir et gras comme les cheveux de la bonne grosse toujours installée en face de la caisse, et leur Belgica, les bières y coulaient à flots et giclaient dans tous les sens, et leur Belgica, une énorme fanfare y circulait dans une chenille géante pendant que tout le monde dansait autour, et leur Belgica, l'atmosphère y était extatique et les jeunes dansaient avec ces vieux dont on voit à leur visage qu'il n'ont pas eu la vie facile, et leur Belgica, trois batteurs y jouaient face à face pendant qu'une saxophoniste s'éclatait à l'étage et qu'un guitariste surfait sur la foule, et leur Belgica, ils y étaient heureux et amoureux et ils étaient ensemble comme ils ne l'avaient plus étés depuis des années, et leur Belgica, on avait envie d'y être et d'y boire des verres, et d'y danser, et d'écouter la musique et de prendre tout le monde très fort dans nos bras.


Et Felix van Groeningen aurait pu nous laisser là, tout retourné par cette énorme claque de liberté et une énorme envie d'aller boire des bières et puis du rhum et puis de la vodka et puis pourquoi pas un bon whisky et de se laisser porter par la musique, mais Felix van Groeningen, lui, aime les drames, les larmes qui coulent, les coups qui partent et même, et surtout, les familles qui se déchirent. Ou alors la vie est juste faite comme ça, et un frère avec une boucle d'oreille et un œil, qui laisse aller et doucement couler, et un frère avec une boucle d'oreille et deux yeux, qui veut vivre au maximum et toujours plus, restent tout simplement un frère avec une boucle d'oreille et un œil, qui laisse aller et doucement couler et un frère avec une boucle d'oreille et deux yeux, qui veut vivre au maximum et toujours plus.


Alors Frank va toujours plus loin dans sa quête de la vie rock 'n' roll et Jo le regarde y aller en sachant très bien ce qui va arriver. Et puis alors ce qui doit arriver finit par bien arriver et le Belgica devient une de ces boites sans âme et sans concert avec les mêmes gens tous identiques à l’intérieur et on a plus jamais envie d'aller danser dans une boite de notre existence et on reste là avec une trace de cette énorme claque de liberté qui s'estompe doucement sur la joue droite pendant que le revers de la main essaye de nous fouetter la gauche de sa terrible leçon d'humanité.


Et alors on est tout déstabilisé et on ne sait pas trop quoi en penser, s'y on doit aller se baigner dans une piscine d'alcool et de musique obsédante et faire du toboggan sur des femmes à demie-nue ou si l'on doit rentrer chez nous pour se recroqueviller et pleurer cette vie injuste.


Et alors on regrette surtout la géniale folie de la première partie et les soirées folles du Belgica.

Clode
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le 3 mars 2016

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