Le caractère charnel du dessin (ft. le Diable phallique et autres joyeusetés)

"Les pas du chagrin ne résonnent pas encore"


Eh bien voilà, à peine la séance terminée je m'élance, me précipite (tout du moins autant qu'on peut se précipiter en attendant le métro) chez moi pour jeter ici bas ces quelques lignes.
J'avais, pour je ne sais quelle raison, de grandes attentes vis-à-vis de ce film, qui avait été porté à ma connaissance il y a quelques mois à peine, et c'est un euphémisme que de dire que j'ai trépigné toute la journée en attendant de pouvoir le voir. Et quelle déroutante délectation ce fut finalement !


Belladonna est un voyage à travers le temps, la remontée extraordinaire et étourdissante du film d'animation jusqu'à sa nature première et son essence de dessin(s) animé(s). Car ce qui frappe d'abord, dans Belladonna, c'est l'immobilisme de ses images. Pour nos yeux habitués à l'animation contemporaine, qu'il est troublant de se trouver avant toute chose confrontés au dessin tout nu, seul, livré entier dans son immobilité monolithique et essentielle. On se croirait mis devant la feuille même, le tableau, dans toute sa simplicité. Les traits eux-mêmes semblent très simples, et les couleurs ne sont distribuées qu'avec parcimonies, par touches, à l'aquarelle dirait-on, ce qui donne encore à l'image un air éthéré, mystique et évanescent. J'ai pensé à La Planète Sauvage et au travail de René Laloux en général, devant Belladonna. On a parfois la même sensation que l'animation est gardée en retrait, presque sacrifiée, au profit du dessin et de sa pureté.
Et dès lors que ce ne sont pas les dessins qui défilent devant la caméra, la caméra devient libre d'explorer les dessins, dont on dirait parfois qu'ils posent pour elle. Le premier geste de la caméra semble lui aussi remonter toute l'histoire, tant il est ancestral. On parcourt le dessin horizontalement, de haut en bas ou de droite à gauche, comme on déroule un parchemin. En off, la voix, parfois (en)chantée, nous conte le récit, met des mots pour nous aider à lire les images. Elle tisse (et l'image du métier à tisser qui semble ressorti de La Belle au bois dormant est ici éloquente) ce sombre conte hanté par le Mal des hommes et le Malin lui-même, dans lequel Jeanne, jeune mariée heureuse et innocente, se voit violée par un cruel Seigneur, puis par un Diable à la forme phallique qui s'empare peu à peu de son corps et de son âme, grandissant littéralement à mesure qu'il abuse d'elle, qui ne cherche que du secours, et finit par en faire sa sorcière. Le retour à ces dessins exposés en entier, et ensuite parcourus, détaillés, essentiellement par travelling et zoom, permet d'en faire jaillir toute l'intensité, toute la beauté, qu'elle soit dramatique, tragique ou effroyable, sensuelle ou sexuelle. On en prend la pleine mesure, on en apprécie le grain et les coups de crayons/de pinceau.
Mais l'animation n'est pas absente pour autant, elle est simplement réservée, semble-t-il à ce qui concerne plutôt la magie: la magie au sens littéral, lors des apparitions du Diable et des scènes de "sorcellerie" de Jeanne, et la magie au sens cinématographique, l'illusion réservée au spectateur, les effusions psychédéliques, ultra colorées, perverses et "métaphoriques", symboliques. Cette hybridation, ce mélange du dessin, du tableau, et de l'animation qui peut en naître à tout instant, est d'une ingéniosité incroyable, et permet une créativité et des débordements visuels épatants.


Belladonna fut pour moi un ahurissant tourbillon à la fois graphique et auditif, sensuel et violemment sexuel, malsain et époustouflant, déroutant dans sa simplicité, stimulant et magnifique, finalement. On pleure devant le visage de Jeanne qu'on nous offre sous toutes ses coutures, dans tous ses états, à mesure qu'elle est humiliée, abusée, aimée, détestée, brûlée et finalement réincarnée dans toutes les femmes qui cherchent à retrouver leur liberté et leur pleine possession mentale, morale et physique. Et ainsi achever le film sur la Liberté guidant le peuple est fort de sens à plus d'un titre, et, au bout du compte, fort tout court.

Metakoura
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le 15 juin 2016

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Metakoura

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