Un couple de réalisateurs s’installe en résidence, le temps d’un été, sur l’île de Fårö, rendue mythique par le souvenir qu’y a laissé leur illustre prédécesseur, Bergman (14 juillet 1918 - 30 juillet 2007) à travers sa découverte émerveillée de l’île, lors du tournage de « À travers le miroir » (1961), son installation définitive dans une maison qu’il s’y fait construire en 1965, la présence récurrente de l’île dans nombre de ses films, enfin son décès et sa sépulture, sur ce lieu de souverain isolement. On pouvait craindre un film verbeux, nombriliste, et surtout bien en-dessous de l’œuvre de l’inégalable ancêtre. Il n’en sera rien et, sur les accents de la musique envoûtante, étrange et infiniment délicate, souvent inspirée d’airs traditionnels, créée par Robin Williamson, Mia Hansen-Løve relève superbement le défi qu’elle s’est elle-même lancé.


Comment écrire, elle-même en résidence, puis tourner à Fårö, qui plus est en mettant en scène un couple de réalisateurs (Tim Roth et Vicky Krieps, tous deux parfaits), sans évoquer l’ombre du grand géant ? Ce sera fait, et sans détours, puisque l’homme, Tony, est supposé prendre part à toute une série d’hommages rendus simultanément à Bergman et à son œuvre propre. Habilement, et non sans humour, la réalisatrice multiplie les voies d’approche, entre les activités officielles de Tony, le Bergman Tour (!) auquel il participe, l’exploration plus indépendante à laquelle se livre sa jeune compagne, Chris, bientôt guidée par un étudiant sympathique (Hampus Nordenson), et le film dans le film, qui permet de découvrir quelques lieux auxquels les autres récits ne nous ont pas conduits ; sans compter le témoignage vigoureusement dénigrant d’un marié (Joel Spira) peu sensible au charme d’Ingmar… Tous ces protagonistes, quelques guides ou amis, parlent beaucoup du grand réalisateur aux cinq épouses et neuf enfants, s’interrogent sur l’homme, son univers, leur goût ou aversion pour l’œuvre ; et le spectateur retrouve avec émotion, étonnement, émerveillement, les paysages tant filmés par Bergman, mais prenant un air plus riant, estival, presque touristique, ainsi arrachés par le surgissement réaliste de la couleur au noir et blanc auquel la filmographie austère, intense, mentale, de l’immense réalisateur les cantonnait. Bergman vivant, bon gré mal gré.


Outre cet aspect éminemment réussi, le septième long-métrage de Mia Hansen-Løve parvient à nous intéresser au sort des deux réalisateurs contemporains et l’interprétation très nuancée et subtile, offerte par le duo Roth-Krieps parvient à tenir tête à l’insurpassable fantôme. On accompagne ainsi la démarche créatrice, si différente, des deux scénaristes-réalisateurs, l’aisance assurée de Tony, les doutes et déroutes de Chris. Sur les pas de deux figures nouvelles, on entre volontiers dans une fiction enchâssée, à travers le récit livré par Chris de son propre scénario. Aussi blonde que sa créatrice est brune, mais maman comme elle d’une petite fille et réalisatrice, on voit surgir Amy (Mia Wasikowska), dont le point de vue est majoritairement adopté, et Joseph, qui reprendra plus tard son prénom civil (Anders Danielsen Lie) ; on suit leur amour contrarié, le flux et le reflux des mouvements qui les poussent ou les éloignent l’un de l’autre. De discrètes coïncidences avec la vie de Chris lèvent le voile sur ce que la fiction officielle avoue du réel tenu secret. Et l’on s’explique mieux, soudain, certains aspects, certaines réactions, au sein du couple formé par Chris et Tony.


Cet éclairage ouvre irrésistiblement sur un nouveau questionnement, appelé à demeurer énigmatique : que livre ici d’elle-même la réalisatrice ?… Par delà mais aussi grâce à ces effets de mise en abyme, « Bergman Island » prend ainsi le visage d’un immense cri d’amour, lancé à la fois à un mort impérissable, aux amours impossibles et aux amours qui ont su triompher.

AnneSchneider
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le 19 juil. 2021

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Anne Schneider

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