« Quelles sont les vraies préoccupations du peuple ? »

Une évocation sobrement incarnée d’une figure droite parmi les courbes du siècle

Enrico Berlinguer, en sa qualité de secrétaire général du Parti communiste italien, tutoie les cimes du pouvoir sans toutefois les conquérir pleinement.


Préambule de reconnaissance tardive

Je vous présente, sans feinte humilité ni dérobade rhétorique, mes excuses les plus franches pour l’étalage de ma propre nescience : j’ignorais jusqu’à l’existence même d’Enrico Berlinguer, et ma connaissance du communisme italien se réduisait à une poignée de stéréotypes aussi flous qu’anachroniques. C’est donc à la faveur de ce biopic feutré et méticuleusement construit que je découvre, non sans étonnement, une figure politique dont la stature morale semble s’élever au-dessus de l’agitation partisane ordinaire.

Qu’un film de fiction parvienne à rendre accessible un pan d’histoire aussi dense qu’oublié, sans céder à la facilité pédagogique ni au lyrisme opportuniste, constitue d’ores et déjà un geste cinématographique méritoire.


L’incarnation d’une intégrité sans tapage

Dans les habits sombres, presque sacerdotaux, du protagoniste, l’acteur principal compose avec une rigueur monacale un personnage d’une rectitude minérale, sans jamais tomber dans l’hagiographie compassée. Ce Berlinguer-là n’est pas un tribun incandescent ni un stratège flamboyant : il est la probité personnifiée, l’austérité faite chair, un homme de silences, de regards pesés, de convictions murmurées.

La mise en scène, volontairement frugale, épouse cette posture : pas de grandiloquence, point de coups d’éclat, mais un tempo lent, ponctué de scènes tamisées où le drame politique se joue dans les détails — une poignée de main, un conciliabule, une déclaration à peine audible mais d’une densité redoutable.


Un film qui invite à penser ce qui n’a pas eu lieu

C’est sans doute dans cette sobriété narrative pratiquement ascétique que réside la force du film : en refusant l’épique, il convoque la mélancolie de ce qui aurait pu être. Car au-delà de la chronique fidèle d’un itinéraire politique singulier, le film suscite une réflexion spéculative — et salutaire — sur l’histoire en pointillés : que serait-il advenu si ce communisme républicain, indépendant de Moscou, avait accédé au pouvoir par les urnes ? Si la fameuse « voie italienne » avait fleuri au-delà des discours ?

Ce vertige du non-advenu, ce parfum de potentialité trahie, traverse le film comme un souffle mélancolique, discret mais persistant — la nostalgie d’un temps où la politique était encore, peut-être, un art orienté vers l’idéal, et non une gestion technocratique des résignations successives.


Les luttes — éternelles et recommencées

Sans appuyer lourdement sur ses parallèles contemporains, le film laisse affleurer, avec une subtilité bienvenue, les résonances persistantes des combats portés par le politicien : droits sociaux, émancipation féminine, justice économique, égalité réelle. Autant de chantiers inachevés, parfois saccagés, mais dont la brûlante actualité, plusieurs décennies plus tard, confère à cette évocation une résonance prophétique.

Cette constance des luttes, malgré la mue des époques, donne au récit une gravité supplémentaire, sans qu’il soit besoin de didascalies tonitruantes : le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé, pour reprendre une formule trop célèbre pour ne pas être convoquée ici.


Un biopic élégant, mais trop elliptique pour les profanes

Il faut néanmoins formuler une réserve — non rédhibitoire, mais substantielle : le film pèche par une certaine opacité stratégique. Pour qui, comme moi, n’a jamais arpenté les méandres de l’histoire politique italienne, le sens profond du « compromis historique » avec la Démocratie chrétienne reste flou, presque allusif. On perçoit l’importance de l’alliance, mais sans en saisir les tenants, les aboutissants, ni la portée dramatique réelle.

De même, l’irruption fugace des Brigades rouges, figures fantomatiques de la violence politique, manque cruellement de contextualisation : leur nature, leur projet, leur opposition au PCI — tout cela reste hors-champ, réservé à ceux déjà initiés.


Cette absence de didactisme explicite, si elle témoigne d’une louable volonté de sophistication, limite cependant la portée du film auprès d’un public moins averti, qui risque de rester sur le seuil de l’intelligibilité historique.


Épilogue d’une grandeur discrète

Berlinguer – La grande ambition ne révolutionne ni le genre biographique, ni la grammaire politique du cinéma d’auteur. Mais il propose, avec constance et pudeur, un récit solidement charpenté, porté par une interprétation tout en intériorité, qui laisse filtrer une émotion contenue et une intelligence sourde.

Sans céder à la tentation du spectaculaire, le film rappelle qu’un homme droit, dans un siècle tortueux, peut encore susciter l’admiration — sans emphase, sans bruit, sans fracas. C’est cette grandeur tranquille, presque impensable dans notre époque de cynisme tapageur, qui fait de ce biopic une œuvre digne d’attention, même si elle exige, de ses spectateurs, un effort que d’autres œuvres ne demandent plus.


Trilaw
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le 9 oct. 2025

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