En réalisant une suite à un classique aussi important que Blade Runner (Ridley Scott, 1982), Denis Villeneuve fit face à une montagne quasi infranchissable.
Son film est-il parfait ? Non, mais quel film l’est ? Même Citizen Kane (Orson Welles, 1941) a quelques défauts. Quoi qu’il en soit, Blade Runner 2049 est une œuvre extrêmement intéressante et bien faite.


Tout d’abord, ce film est d’une beauté incroyable (merci Roger Deakins).
De nombreuses scènes sont d’un gris sombre et d’autres sont d’un ocre chaud.
Ajouté à cela, la ville, bien que lointaine, parait étouffante ; c’est une prison gardée par des hologrammes attirants mais vides. La ville dans le film de Villeneuve est surtout présente au second plan ; étant omniprésente chez Scott, elle est déjà connue du spectateur, il est donc naturel pour la suite de nous montrer autre chose que L.A. et de se concentrer sur un monde extra-métropolitain.
Les visuels d’un film introduisent et reflètent presque toujours ses thèmes. Ici, l’environnement est omniprésent, presque claustrophobique, et cela malgré de grands espaces (urbains ou non) ; la visibilité est toujours limitée, il fait toujours nuit où des intempéries empêchent toujours de voir loin (pluie, brume). Le spectateur peut voir en cela un reflet des limites que connaissent les réplicants, limites qu’ils tentent de dépasser en cherchant une certaine humanité.


Thématiquement, Blade Runner 2049 est tout aussi passionnant que l’original.
Qu’est-ce que l’humanité ? Qu’est-ce que la réalité ? Quelle est l’importance de la mémoire, des émotions et de l’opposition entre organique et mécanique ?
L’ensemble de ces questions ne font que nourrir la célèbre devise de Tyrell : More Human Than Human. En effet, il parait évident que ce qui définit l’humanité, notamment en opposition à la nature et à l’IA (Intelligence Artificielle), est un ensemble de facteurs liés de façon subtile. Nous sommes plus que de simples machines dans une usine ou de vulgaires asticots ne faisant que vivre (se nourrir, se reproduire, se reposer, se protéger contre les intempéries, c’est tout) ; nous ressentons le besoin d’accéder à des choses abstraites qui, bien que dispensables à la survie, sont indispensables à la vie humaine : l’importance des souvenirs (et donc de la nostalgie et de l’expérience intime), de l’amour, du désir d’appartenance et d’utilité, de croire en quelque chose qui nous transcende, etc.
Il y a une mise en abime de ces notions identitaires dans le film, non seulement avec les réplicants, mais également avec les divers hologrammes publicitaires et domestiques, représentée par la compagne de Joe/K (semblable à ce que nous avons déjà vu dans Her de Spike Jonze) ; ces entités sont entièrement vides, inferieures aux réplicants car n’ayant aucune personnalité autonome. Les hologrammes renforcent donc l’humanité des Nexus.
Il faut bien évidemment noter une mise en parallèle de Joi (l’hologramme de Joe/K) et Joe/K : les deux ont des prénoms similaires, Joi semble devenir autonome (comme son propriétaire) grâce au cadeau de Joe/K et tous deux exposent leurs mains aux intempéries pour sentir physiquement leur environnement (la pluie pour Joi et la neige pour Joe/K) ; tout cela peut évidemment illustrer une prise de conscience humaine (certains hologrammes pourraient-ils un jour suivre les réplicants dans leur prise de conscience ?).
En effet, Joe/K et les réplicants qu’il pourchasse (avant finalement de les rejoindre) passent leur temps à aimer et fuir la mort, leur instinct de survie et compassion pour leurs semblables les « humanisent » automatiquement. Les Nexus ne seront peut-être jamais techniquement des humains, étant au départ des androïdes, mais ils sont bien plus que des machines.
Le parcours de Joe/K illustre d’ailleurs celui de tout réplicant qui transcende sa programmation pour devenir un être complet et humanisé ; nous pouvons imaginer que Roy Batty et Rachel ont pu avoir un itinéraire intérieur semblable à celui de Joe/K.
De plus, il semblerait que Joe/K soit naturellement tiré vers l’humanisation dès le début du film, illustré par le fait qu’il semble vivre en couple avec un hologramme depuis un moment ; il a donc toujours été enclin à chercher une forme d’amour, une relation intime, cela fait partie de sa programmation. Selon Joe/K lui-même, seuls ont des âmes ceux qui naissent naturellement, ce à quoi son chef répond qu’un bon Blade Runner n’as pas besoin d’âme, remarque qui fait visiblement réagir Joe/K, restant figé quelques secondes avec un visage qui semble exprimer un désaccord ou un choc face à la réalisation qu’il puisse ne pas avoir d’âme (sa réaction semble d’ailleurs être un manque de réaction, comme si sa programmation n’arrivait pas à traiter ces nouvelles données, à moins qu’il soit obligé de cacher ses émotions pour ne pas paraitre humanisé) ; ici sa programmation semble lui indiquer naturellement la différence fondamentale entre un humain et un réplicant, il n’avait jamais vraiment réfléchi au sujet auparavant, mais s’ensuit un parcours de réflexion déclenché par un choc : la possibilité qu’il n’a aucune âme, où plutôt qu’il en a peut-être une, et le fait qu’il soit obligé de faire face à cette nouveauté lors de sa mission (qui remet en cause ses croyances programmées).
Là où il va plus loin que sa programmation, c’est lorsqu’il se croit spécial en pensant être l’enfant recherché, espoir parfaitement humain. Malheureusement il apprend que ce n’est pas le cas (mais on lui dit bien que ce sentiment est partagé par tout réplicant voulant s’émanciper de sa programmation, c’est-à-dire tout humain), s’ensuit un instant de réflexion lors de cette scène extérieur et de nuit après sa rencontre avec les rebelles, lorsqu’il repense à tout ce qui s’est passé jusqu’à ce moment-là et fait face à une énorme publicité holographique (simulation totale et sans âme qu’il ne veut plus être) : c’est là qu’il décide d’être un individu complet et indépendant, acceptant de quitter son confort quotidien et les illusions que cela implique, allant jusqu’à risquer sa vie (qui a maintenant un sens profond) pour sauver Deckard et l’amener à sa fille ; il choisit son camp, il rejoint les siens et accepte le « miracle », c’est-à-dire l’accession totale à une certaine forme d’humanité grâce à la reproduction et à l’amour familial, représenté par la fille de Rachel et de Deckard (vue donc comme sacré par les nexus rebelles).
Les actes de Joe/K illustrent sa volonté propre d’agir pour le plus grand bien, non pas car on lui a dit de le faire, mais parce qu’il a lui-même choisi d’agir ainsi, illustrant la notion de libre arbitre comme facteur fondamental de ce qui rends humain.
Ne plus être qu’un réplicant permet de ne plus être un esclave (ce que sont évidemment les nexus, souligné par Wallace) ; l’humanisation permet d’atteindre la liberté sous prétexte que tout être sensible et intelligent à les moyens d’être intellectuellement libre et mérite donc le respect et l’indépendance.


Ce qui rend également humain, est le rapport que nous pouvons avoir avec l’art. L’une des choses les plus abstraites et humaines, avec l’amour, est l’art, non seulement du point de vue du créateur, mais également du point de vue du lecteur/spectateur. D’où l’importance de la littérature et de la musique dans Blade Runner 2049, présents à travers Elvis, Sinatra, Pale Fire de Nabokov et l’Ile aux Trésors de Stevenson.
Le roman de Stevenson symbolise ici la recherche d’un trésor intérieur (l’humanité, l’indépendance, l’amour, la relation parent/enfant).
L’œuvre de Nabokov, présente dans l’appartement de Joe/K et citée lors de ses tests d’aptitude, s’inscrit parfaitement dans le film. Ce poème commenté raconte l’histoire d’un homme se souvenant des moments les plus marquants de sa vie, notamment par rapport à sa fille, tout en réfléchissant sur la mort ; c’est une étude de l’importance des souvenirs, de la mortalité et du sens de la vie. Pour Pale Fire et Blade Runner 2049, la mémoire, et les expériences qu’elle implique, donne du sens à nos vies, tout en étant un élément fondamental de notre humanité à cause de l’importance sentimentale que nous lui donnons.


La présence des notions de création, d’âme et de libre-arbitre dans le film implique forcément un raisonnement spirituel (en plus de celui purement morale et juridique).
Philip K. Dick ayant été influencé par le gnosticisme, une analyse gnostique des deux Blade Runner est pertinente.
Wallace est un demiurge qui souhaite créer la vie ; comme Yaldabaoth (demiurge gnostique), il crée des êtres qui sont supposés ne pas avoir d’âmes, mais en possèdent une tout de même, ce qui leur permet de se libérer de leur programmation initiale (tout comme l’Homme dans le gnosticisme).
Dans le film de Villeneuve et le court-métrage de Luke Scott 2036: Nexus Dawn, Wallace se considère comme un créateur de vie ; si les réplicants sont « vivants » selon leur propre créateur, alors ce sont plus que de simples machines. Wallace va même jusqu’à considérer les Nexus comme des anges pouvant permettre à l’humanité de prospérer et atteindre un Eden (donc Dieu) en conquérant l’espace.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les immeubles de Tyrell ressemblent à des pyramides et que Wallace ait une pièce ayant la même forme. Dans de nombreuses mythologies/religions, la montagne symbolise le monde des dieux ou un pont entre le monde des dieux et celui des hommes ; cela explique la création de pyramides, de tumuli et de ziggurats à travers le monde, symbolisant le pouvoir et permettant aux âmes de voyager vers l’au-delà. Tyrell et Wallace ne font que reproduire un ordre social et religieux ancien.

Dans l’univers de Blade Runner, les concepts d’âme et de libre-arbitre sont intimement liés : les réplicants transcendent leurs limites mécaniques et deviennent libres justement parce qu’ils ont une âme. Cette situation leur permet donc de dépasser leurs créateurs en devenant « more human than human » ; ils peuvent donc atteindre un état réellement divin, au même titre que les humaines (eux-mêmes crées par le demiurge Yaldabaoth).
De plus, l’enfant réplicant (Ana) est vu comme un messie/prophète qui vient libérer les siens. Tout comme Wallace, Ana est elle-même une créatrice, mais contrairement à l’industriel, elle ne crée pas pour des profits mais pour partager ; elle crée du bonheur et rend les réplicants humains et épanouis, alors que Wallace souhaite créer des esclaves serviles. Ana est une artiste (activité humaine) angélique, Wallace est un patron démoniaque et faustien. D’un point de vu gnostique, Ana est une Aeon (ange qui aide l’humanité à se libérer de la prison crée par Yaldabaoth), voire peut-être une incarnation de Sophia (sagesse en grec).
Au final ce n’est pas Wallace qui crée des anges, mais la nature humaine.


Le court-métrage de Shinichirô Watanabe Black Out 2022, nous montre un humain qui soutient les réplicants, les considérant comme étant des êtres parfaits. Nous pourrions également considérer Joshi, la chef de Joe/K, comme étant une alliée des réplicants. En effet, malgré son attitude de chef autoritaire et sa volonté de garder l’existence de l’enfant réplicant secret, elle donne tout de même beaucoup de liberté à Joe/K, le laissant notamment partir après le test d’aptitude qu’il a échoué (alors qu’il aurait plutôt fallu le désactiver ou l’enfermer immédiatement). Il est évident qu’elle surveille Joe/K de près, non seulement sur ses écrans d’ordinateur, mais aussi en allant directement chez lui (ce moment-là nous montre clairement qu’elle l’apprécie et le considère comme étant plus qu’un simple outil) ; elle le laisse découvrir qui il est, et rencontrer l’enfant réplicant et Decard. Si elle ne l’empêche pas de continuer sa quête, c’est qu’elle veut le laisser faire, elle le surveille surtout pour le protéger. La pseudo-arrestation et mise à pied de 48h de Joe/K après sa rencontre avec la créatrice de rêves, se trouvant être au final l’enfant qu’il recherche, n’est que pure formalité superficielle, cela permet de lui donner plus de libertés.
C’est pour cela qu’elle éteint ses écrans lorsque Luv rentre dans son bureau, allant jusqu’à se sacrifier pour défendre Joe/K et l’enfant réplicant (ce qui explique pourquoi elle se laisse tuer si facilement).
Les réplicants ne sont donc pas méprisés par tous, ce qui parait d’ailleurs naturel (tout comme Joe/K est attaché à son hologramme, certains humains ont pu voir une forme d’humanité chez les réplicants).


Tout comme dans l’œuvre de Scott, nous voyons dans Blade Runner 2049 un personnage en pleine crise existentielle et identitaire, cette suite complète le premier film en nous montrant les détails du cheminement du héros vers l’humanité et la liberté.
Joe/K devient en effet un héros (c’est-à-dire un humain exceptionnel, voire un demi-dieu) justement parce qu’il réussit à dépasser ses limites (et celles de ses créateurs) et accepte un destin sacrificiel pour le plus grand bien.
Le film ne fait que nous montrer un parcours initiatique d’un individu exceptionnel qui doit payer le prix ultime pour devenir lui-même et atteindre le but qui lui était destiné.
Au-delà de l’IA et de la technologie, les réplicants représentent bien évidemment l’humanité, qui doit régulièrement réaffirmer son propre identité et indépendance.

Créée

le 12 oct. 2017

Critique lue 322 fois

Martin Kirsch

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